Nicolas Grimal

Leçon inaugurale Collège de France mardi 24 octobre 2000

civilisation pharaonique : archéologie, philologie et histoire

— « Can you see anything ? » — « Yes, wonderful things ! »

Monsieur l’administrateur, Mes chers collègues,

Ce bref échange fait partie de la légende dorée de notre discipline. Il eut lieu, il y aura soixante-dix-huit ans dans un mois, l’après-midi du dimanche 26 novembre 1922, par une de ces lumineuses journées de fin d’automne que le soleil de Thébaïde enrichit des ombres douces qu’il projette sur monuments et paysages. L’homme, inquiet et attentif, qui questionne, c’est Lord Carnarvon, le mécène, le protecteur, l’ami de l’archéologue Howard Carter. Ce dernier vient de déposer la première brique scellant l’antichambre de la tombe de Toutânkhamon. Il en a découvert l’accès trois semaines plus tôt, au terme d’une longue quête, qui avait laissé sceptiques la plupart de ses collègues d’alors. Ce n’est que quatre jours plus tard, le 29 novembre, que l’antichambre, solennellement ouverte, révélera les trésors de la tombe.
L’histoire a toutefois conservé la belle image de ce dialogue entre un homme qui espérait et un autre qui, à dire le vrai, n’avait pas dô apercevoir grand-chose au milieu des gravats et à la lueur vacillante d’une mauvaise lampe à pétrole. Mais il savait qu’il avait trouvé. Ce court conciliabule, et surtout la réponse du fouilleur, participent, comme l’a écrit T.H.G. James dans le beau livre qu’il a consacré à Howard Carter, « plus qu’à l’histoire de cette découverte, à vrai dire, au mythe de la découverte ». Et voilà comment un roitelet à peu près ignoré de l’Histoire est devenu l’emblème d’une discipline.
C’est toujours à l’automne, un siècle avant la découverte de la tombe de Toutânkhamon et un mois, presque jour pour jour, avant ce jour qui nous réunit, le dimanche 22 septembre 1822, qu’est lithographiée la fameuse Lettre à Monsieur Dacier, secrétaire perpétuel de l’Académie royale des inscriptions et belles-lettres, relative à l’alphabet des hiéroglyphes phonétiques. Le 14 septembre précédant vers midi, dans la belle lumière de l’ancien atelier d’Horace Vernet qui lui servait de bureau, Jean-François Champollion avait eu la confirmation de la clef de lecture des hiéroglyphes. Et, merveilleux symbole, c’est le radical ms, « engendré, mis au monde », qu’il retrouve en composition dans les noms des souverains thoutmosides et ramessides qui lui offre cette renaissance de la civilisation pharaonique ! Tout le monde connaît la course haletante vers l’Institut tout proche qui s’ensuivit et le cri de victoire qu’il jeta à son frère : « Je tiens l’affaire ! », — cri aussi célèbre que l’évanouissement du génial savant, terrassé autant par l’effort que par l’ampleur de sa découverte.
Même si elle est alors contestée, essentiellement par l’école britannique, conduite par Thomas Young, sa découverte ouvre à la recherche tout un champ, jusque-là muet et stérile. Ses contemporains, portés par l’enthousiasme de l’Expédition d’Égypte, par l’afflux de merveilles, enfin compréhensibles, que déversent les monuments à travers les publications qui commencent à fleurir, se lancent dans un tourbillon de recherches, qui vont fonder une science et donner aux études sur l’Antiquité préclassique une impulsion dont nous sentons aujourd’hui encore les effets. Moins de deux siècles plus tard, notre époque, ce troisième millénaire qui est à la veille de s’ouvrir paraît faire plus de place aux égyptologues qu’à leur science, et retenir avant tout l’aventure humaine dans ces deux démarches emblématiques que je viens d’évoquer. Les grandes expositions — les trésors de Toutânkhamon, puis Ramsès-le-Grand, Amarna et ses mystères, l’or des souverains tanites, d’autres merveilles, enfouies ou englouties —, drainent depuis une quarantaine d’années des foules qui ne cessent d’augmenter. Leur ampleur a révélé un public bien plus vaste que celui des simples touristes, avides d’une destination oò la richesse des monuments accroît le bonheur d’un soleil quasi éternel. C’est ainsi que s’est peu à peu créé un véritable marché, peut-être moins de l’égyptologie que de l’Égypte. Les pharaons restent les plus attirants. Mais le succès récent des autres cultures, d’Égypte — alexandrins, romains, pourtant si peu médiatiques dans ce pays, Fatimides —, de la vallée du Nil — le Soudan, de Kerma à Méroé —, aussi des déserts voisins, montre l’ampleur et les opportunités qu’offre un tel engouement.
En d’autres temps, cette vogue fut une recherche d’exotisme, qui se traduisit par la quête d’un art de vivre puisant dans ce fonds nouveau. Que celui-ci fôt source de sagesse, comme le pensèrent les premiers les Grecs, ou d’un bonheur hédoniste, que les citoyens des deux empires français croyaient n’avoir qu’à tendre la main pour cueillir, peu importait après tout. Il était différent et tombait à point dans une société épuisée de tant d’idéaux, charmée par la Flôte enchantée de Mozart, et à laquelle l’âge d’or classique rappelait parfois trop l’école. Il se nourrissait du mystère qui auréolait une science naissante, dont les chercheurs défrichaient des pans entiers d’histoire.
L’inflation médiatique de notre époque a transformé cette quête en un marché très profitable. Sans doute justement parce que, les progrès de la recherche aidant, l’image que renvoient les chercheurs — « les savants », comme on disait autrefois et comme on ne dit plus aujourd’hui pour nos disciplines — fait découvrir une civilisation plus prosaïque, moins auréolée de mystère, moins éloignée, finalement, de la nôtre.
Que faire pour préserver ce mystère qui rapporte tant ? Nier l’apport de la recherche ou valoriser la quête elle-même. Les deux se rencontrent aujourd’hui dans l’exploitation — il n’y a pas d’autres mots — d’un public, de jour en jour plus étendu et affamé de merveilleux. Les chercheurs ne délivrent pas le message magique attendu ? Qu’à cela ne tienne, les voici devenus, je cite, « d’ennuyeuses vieilles barbes » ! Et ouvrages pour grand public de fleurir ! Les titres à eux seuls visent à allécher le chaland : la vraie histoire de… Le mystère disparaît des lieux académiques ? Les « instituts » se multiplient, qui se placent sous l’invocation de tel ou tel pharaon, grand maître de l’Égypte ancienne, voire d’une divinité, de préférence celle de la Connaissance. Les mêmes créent des sectes, qui sont autant de juteux viviers de clients.
Les habitants des bords du Nil mangeaient, buvaient, aimaient, vivaient comme nous sous les pharaons ? Et romans populaires de proliférer, accommodant à la « sauce pharaonique » l’éternel triangle amoureux, la difficulté de devenir adulte ou la recherche effrénée du pouvoir, transformant ceux dont l’historiographie égyptienne avait gardé un souvenir respectueux et nuancé en vizir Iznogoud, voire en Obélix ou en Astérix. Bref, les égyptologues « académiques » sont ennuyeux. On leur substitue des mages ou d’intrépides aventuriers, qui se parent désormais de titres qui ne sont pas les leurs. Notre époque est ainsi faite que le succès commercial est devenu critère de valeur. Et ce qui compte, ce qui fait fructifier le marché, c’est la démarche volontaire d’un individu, qui s’affirme, de préférence par opposition au système établi, dont il va démontrer la faillite, au terme d’un cheminement aussi périlleux qu’éprouvant. Jean-François Champollion fut en son temps reconnu par les instances académiques. Aujourd’hui, il ne rapporterait pas un sou ! Alors, au nom de sa faillite présentée comme un constat, on voit le système établi lui-même s’opposer à ses propres institutions pour promouvoir des entreprises qui, avec le temps et parce que la réalité de la recherche existe malgré tout, se révèlent, naturellement, être de véritables escroqueries, conduites par des chevaliers d’industrie. Et ce, hélas ! au détriment de tous les chercheurs : ceux qui se trouvent ainsi vilipendés ou mis en péril, mais aussi leurs malheureux collègues que la vanité a jeté dans ces eaux troubles, et à qui il ne reste, au bout du compte, que l’opprobre.
Ce constat, messieurs les ambassadeurs, monsieur le secrétaire perpétuel, mesdames et messieurs les directeurs, chers amis, ne doit pas être retenu uniquement pour ce qu’il présente d’aspects négatifs. Il m’apparaît aussi comme un aiguillon, bienvenu pour tenter un regard d’ensemble sur notre spécialité, au moment oò m’échoit l’immense honneur d’être admis dans une institution, dont on ne saurait franchir le seuil sans un sentiment d’humilité et de révérence pour tous ceux qui s’y sont succédé, et dont chacun s’est toujours efforcé d’illustrer le meilleur de sa discipline. L’exemple des maîtres qui m’honorent ce soir de leur présence, la bienveillance de mes nouveaux collègues qui m’accueillent parmi eux, l’indulgence des membres de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, qui ont bien voulu confirmer ce choix, l’amitié de mes collègues et de mes étudiants de la Sorbonne, dont je ne serai jamais séparé que par quelques rues, la sympathie de tant d’amis si chers, enfin, la présence affectueuse des miens, tout m’encourage à tenter à mon tour d’être le moins indigne possible de mes prédécesseurs et de la confiance qu’a mise en moi le professeur Marc Fumaroli.

Qui sont-ils donc ces égyptologues ? C’est au premier, au fondateur, non seulement de la tradition de l’égyptologie au Collège de France, mais de la discipline elle-même qu’est dô l’hommage le plus grand. Bien que la chaire créée le 12 mars 1831 au Collège royal pour Jean-François Champollion par un décret de Louis-Philippe, roi des Français, fut une chaire « d’archéologie », non pas « d’égyptologie ». Le terme même « d’égyptologie », apparu pour la première fois en 1827, naît, en fait, dans les années 1825, c’est-à-dire après la publication par Jean-François Champollion de son Panthéon égyptien, en 1823, surtout après son immersion dans la collection Sallier, puis, à Turin, dans l’inépuisable fonds Drovetti. Le ton de la correspondance qu’il entretient avec son frère montre assez qu’il vit alors une quasi-ivresse, dans laquelle l’architecture de son œuvre se développe, avec une acuité de vue et une intelligence des divers éléments de la civilisation pharaonique qui resteront inégalées. C’est l’historien qui vibre au contact du grand Canon royal de Turin, mais aussi le prodigieux connaisseur de l’art et de la religion qui s’imprègne des merveilles, venues pour beaucoup de Thèbes, et qu’il lui tarde tant d’aller découvrir sur le terrain. Il a l’intelligence de mettre immédiatement en œuvre les acquis de sa méthode. Il n’en est plus à démontrer à ses détracteurs qu’il a raison : il construit dans la fièvre la première image de cette civilisation, avant lui muette, traçant ses cadres historiques, religieux et artistiques. On ne peut qu’être impressionné, à le lire, de l’incroyable familiarité dans laquelle il se sentait avec la civilisation pharaonique.
C’est avec cet enthousiasme toujours renouvelé qu’il constitue le fonds égyptien du musée du Louvre, dont il est le premier conservateur en 1826, et qu’il enrichit bien vite de la collection Salt puis de la seconde collection Drovetti. Ensuite, en plein été 1828, commence la grande aventure égyptienne, vécue à la tête de l’expédition franco-toscane. Un an et demi d’exaltation éprouvante et d’enthousiasme, qui apportent tant de matière aux synthèses qu’il poursuit au fur et à mesure, mais dont les résultats, hélas ! ne seront connus du public qu’après sa mort. Car, c’est épuisé qu’il rentre en France, brisé encore un peu plus par une longue quarantaine sanitaire. Cet homme ardent bouillonne de tout ce savoir qu’il organise et met en forme pour le transmettre. Mais il faut assurer les bases de cette discipline qu’il vient de fonder. Aussi annonce-t-il, le 10 mai 1831, lors de son premier cours du Collège royal, que son enseignement sera centré sur l’écriture et la langue. Il fonde ainsi l’égyptologie sur la prépondérance du texte, semant le germe d’un clivage à venir : ce qui était alors une nécessité restera longtemps source d’opposition entre philologie et archéologie, la seconde n’étant, jusqu’à une période récente, perçue que comme la servante de la première. Auguste Mariette en son temps déjà s’en plaint amèrement à son ami Henri Brugsch. Champollion n’aura malheureusement ni la force, ni le temps de mener à bien ce programme. Il meurt le 4 mars 1832, laissant derrière lui, orpheline, une science qu’il venait à peine de mettre au monde, et à venir la publication d’une œuvre immense, à laquelle son grand frère, Champollion Figeac, consacrera le reste de sa propre vie. Car, contrairement aux autres branches de l’orientalisme, auxquelles le Collège royal avait fait une place si importante dans cette première moitié du XIXe siècle, il ne pouvait y avoir, en 1832, de successeur au maître trop tôt disparu, à 42 ans.
Les deux années 1832 et 1833 virent, en effet, arriver à leur terme les chaires de Langues et littératures chinoise et tartare mandchoue, de Langue et littérature sanscrites, en 1832, puis de Turc et d’Arabe en 1833. Elles furent toutes pourvues à nouveau dans l’année. Mais la jeune égyptologie ne connaissait point encore de relève. La chaire fut donc suspendue jusqu’en 1837, année oò Jean Antoine Letronne abandonna à Jules Michelet la chaire d’Histoire et morale qu’il occupait depuis 1831. Le lien avec l’Égypte était constitué par les inscriptions d’époque gréco-romaine. Avec Charles Lenormant, ancien de l’expédition franco-toscane, qui succéda à Jean Antoine Letronne en 1849, le lien, c’était Champollion lui-même. Lorsqu’Emmanuel de Rougé prit la succession de Charles Lenormant, en 1860, l’intitulé de la chaire qui était recréée pour lui sonnait comme une première définition de la discipline : Philologie et archéologie égyptiennes. L’égyptologie était née, et ses premiers pas s’inscrivaient déjà dans l’esprit de son époque. En premier lieu, les œuvres posthumes de Jean-François Champollion étaient parues, parmi lesquelles le Précis du système hiéroglyphique des anciens Égyptiens, puis les Monuments de l’Égypte et de la Nubie. Étaient publiés aussi les résultats de l’expédition prussienne de 1842 à 1845, magistralement transcrits par Richard Lepsius dans ses Denkmäler aus Ägypten und Äthiopien, parus tout juste cinq ans plus tôt et qui marquent l’entrée des Allemands dans cette nouvelle discipline, à laquelle ils ont fourni depuis parmi les plus grands des savants.
Auguste Mariette venait, lui, d’être nommé mâmour des Antiquités par Saïd Pacha, inaugurant une tradition qui ne s’interrompra qu’en 1952. Il avait été mandaté dans sa première mission, justement par Emmanuel de Rougé, conservateur du Musée égyptien du Louvre depuis 1846. Celui-ci est, à proprement parler, le premier disciple de Jean-François Champollion, même s’il n’a jamais connu son maître : c’est la seule lecture de sa grammaire qui le détourne, à 25 ans, de l’hébreu et de l’arabe, auxquels il pensait consacrer sa vie. Passionné d’écriture autant que de langue, le vicomte de Rougé met à profit sa position de conservateur pour parcourir l’Europe et glaner dans les grandes collections une abondante moisson de textes.
Persuadé qu’il est nécessaire d’appliquer la plus grande rigueur à la publication des sources, il entreprend, en 1851, de classer en casseaux la fonte hiéroglyphique de l’Imprimerie impériale, qui avait intégré en son sein dès 1813 des compositeurs orientalistes. Il consacre également une grande partie de ses efforts à l’étude du hiératique. Il assoit, par les cours qu’il dispense au Collège jusqu’en 1872, l’école égyptologique française sur sa base philologique, accueillant dans ses cours et formant tout une génération brillante, parmi laquelle on compte des savants comme Henri Brugsch, François Chabas, Pierre Lepage-Renouf, Jens Daniel Lieblein, sans oublier celui auquel il remet, en 1868, ne pouvant en assumer la charge, l’enseignement qu’il venait d’ouvrir à l’École pratique des Hautes Études, Gaston Maspero. Il laisse quatre volumes d’une Chrestomathie égyptienne, parus entre 1867 et 1876, qui resteront pendant plus d’un demi-siècle l’une des principales références de l’enseignement de la langue égyptienne.
Son successeur, Gaston Maspero, que le Collège de France accueille en 1874 sur la chaire recréée l’année précédente sous le même intitulé, représente assurément aujourd’hui encore un modèle à la fois humain et scientifique. On a beaucoup écrit sur le jeune Normalien aussi brillant que rebelle, érudit précoce, parti vers ce que l’on pouvait supposer être d’autres aventures en Amérique du Sud après des études fulgurantes, et devenant à 27 ans le maître de l’égyptologie française. Philologue exceptionnel, il regroupe autour de son enseignement tout ce que l’Europe compte alors de jeunes talents, s’inscrivant naturellement dans la tradition nouvelle née. Mais, au contraire de son prédécesseur, qui avait découvert les monuments et sites d’Égypte sur le tard, lui va passer une grande partie de sa vie sur les rives du Nil.
La mort de Mariette le conduit à accepter en 1881, en effet, les directions du service des Antiquités et du musée du Caire, devenues vacantes. L’année précédente, il obtient la création d’une mission française permanente au Caire, qui deviendra, en 1898, l’Institut français d’archéologie orientale. Il en est le premier directeur. Ce n’est pas le lieu de retracer la carrière égyptienne de Gaston Maspero. Mais ce savant prolifique, qui laissa plus de quarante ouvrages et des centaines d’articles, fut un administrateur très actif. Il organisa les musées du pays, géra à deux reprises l’archéologie égyptienne, de 1881 à 1886, puis de 1899 à 1914, mit sur pied l’École française et fut le promoteur de la publication d’innombrables monuments. Il fut un fouilleur aussi heureux qu’infatigable : Gîza et le Sphinx, Saqqara, oò il découvrit, déchiffra et publia le premier les textes funéraires inscrits dans les caveaux royaux, Edfou, Deir al-Medîna, Deir al-Bahari et le sauvetage des momies royales qui y avaient été soustraites aux pillages antiques, les temples de Louqsor et de Karnak… Il fut l’un des fondateurs de l’archéologie, internationale et égyptienne, en Égypte. À une époque oò toutes les grandes nations avaient à cœur de développer des travaux de terrain et la recherche égyptologique dans leurs propres institutions, il sut être un partenaire à la hauteur des ambitions élevées de chacun, aidant en particulier ses collègues égyptiens et favorisant leurs travaux. La stature du personnage tient, certes, à la longévité de sa carrière, jamais interrompue — il meurt le 30 juin 1916, en plein travail, à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, sans doute plus encore éprouvé par la plus insupportable douleur que puisse connaître un père, la disparition de son fils, mort à la guerre en 1914, que par la maladie qui le ronge. Cette stature est aussi due à sa personnalité extraordinaire, à sa curiosité insatiable, à son dynamisme. Toutes ces qualités font de lui l’une des figures fondatrices de l’égyptologie, mais aussi, comme il aimait à le rappeler lui-même, « le dernier égyptologue complet ».
Elles lui ont permis de s’inscrire dans le puissant mouvement scientifique et culturel de ce demi-siècle qui relie la fin du Second Empire à la Grande Guerre, et auquel le Collège de France donne le ton dans de nombreux domaines. Gaston Maspero a pour collègues Ernest Renan, rétabli en 1870 sur la chaire de Langues hébraïque chaldaïque, et syriaque, Jules Oppert, pour qui est créée en 1874 la chaire de Philologie et archéologie assyriennes, et auquel Charles Fossey succède en 1906, Albert Réville, qui inaugure en 1880 la chaire d’Histoire des religions, et auquel succède Alfred Loisy en 1909, Charles Clermont-Ganneau en Épigraphies et Antiquités sémitiques, mais aussi Edgar Quinet, Claude Bernard, Marcelin Berthelot, Antoine Meillet, Paul Langevin, Henri Bergson, Pierre Janet et tant d’autres… Il aborde avec bonheur tous les domaines de la discipline, de la philologie à l’histoire, en passant par la littérature, l’archéologie et l’histoire de l’art, laissant, entre autres œuvres fondatrices, une magistrale Histoire ancienne des peuples de l’Orient classique, parue en trois volumes, de 1895 à 1899. C’est la première somme historique, non de la seule civilisation pharaonique, mais aussi des relations de celle-ci avec le Proche-Orient antique. Cet ouvrage, bien dans l’esprit des travaux d’un autre de ses collègues du Collège de France, Camille Julian, restera jusqu’au lendemain de la Seconde guerre mondiale, le manuel de référence des études sur l’Égypte ancienne. À la mort de Gaston Maspero, la chaire est supprimée. Elle ne sera à nouveau créée qu’en 1922, pour la première fois sous l’intitulé Égyptologie. Alexandre Moret quitte la Sorbonne pour l’occuper de 1923 à 1938. Il conduit des recherches plus inspirées et nourries encore que celles de son prédécesseur des courants de pensée de son époque. Spécialiste de l’histoire des religions et de la civilisation pharaonique, il développe une œuvre très inspirée par les travaux d’Émile Durkheim et de la société française de sociologie, dont un des membres éminents, Marcel Mauss, le rejoint d’ailleurs au Collège de France en 1931, inaugurant la chaire de sociologie.
L’œuvre d’Alexandre Moret influence fortement les générations de l’entre-deux guerres, et imprime une marque puissante sur les travaux de l’école égyptologique française, qui sera durablement imprégnée d’ouvrages comme Du caractère religieux de la royauté pharaonique, paru en 1903, Des clans aux empires, paru en 1923, Le Nil et la civilisation égyptienne, paru en 1926, ou La mise à mort du dieu en Égypte, paru en 1927, dans la série de conférences de la fondation Frazer, le second grand inspirateur de ses travaux. Cette œuvre accompagne la naissance de l’anthropologie et la découverte scientifique des sociétés dites « primitives », alors que le voile commence à peine à se lever sur l’immense trésor des civilisations africaines. Leur étude ne modifiera vraiment qu’après la Seconde guerre mondiale le regard des historiens sur les sociétés préclassiques. Mais, s’il est vrai qu’Alexandre Moret fut un précurseur en son temps, les égyptologues des années cinquante eurent, eux, d’autres préoccupations, et il fallut attendre plus de vingt ans encore pour que l’égyptologie prenne conscience de l’importance des racines africaines de la civilisation pharaonique.
La voie choisie par Alexandre Moret était une réponse, celle que l’on pouvait donner de son temps, à la difficile question des origines des civilisations. La définition de la naissance de l’histoire ne parvenait, en effet, guère à sortir d’un schéma darwinien. Les outils archéologiques mis en place, à partir de la méthode de Boucher de Perthes, essentiellement par l’école anglaise et sur les bases des « sequences-dates » établies par sir Flinders Petrie, étaient loin de fournir les éléments dont on dispose aujourd’hui pour la vallée du Nil, qui ne sont d’ailleurs suffisamment corroborés que depuis une vingtaine, voire une dizaine d’années. La création, en 1929, au Collège de France d’une chaire de Préhistoire, confiée à l’abbé Henri Breuil, confirme toute l’importance de cette recherche, à l’époque encore nouvelle.
C’est un vaste débat qui s’ouvrait alors, et qui nourrit une longue discussion, en particulier, dans l’école égyptologique allemande, entre les grands savants que furent Hermann Kees et Kurt Sethe, donnant naissance à tout un courant tendant à lier mythe et histoire, illustré, notamment, par Henri Frankfort, dans son ouvrage, La royauté et les dieux, traduit dans de nombreuses langues dans les années cinquante. L’autre versant de cette recherche se trouvait alors dans l’enquête qui retint Sigmund Freud toute sa vie, en un long chemin, qui s’ouvre en 1913 avec Totem et tabou pour aboutir à ses trois essais sur L’homme Moïse et la religion monothéiste, parus en 1939, et auxquels il consacra trois rédactions successives jusqu’à sa mort. Ce cours de la recherche, poursuivi par d’immenses savants comme Adolf Erman, se retrouve aujourd’hui dans les travaux de Jan Assmann, qui est considéré comme le chef de file actuel de l’école allemande en matière de religion égyptienne. C’est assez dire l’importance de l’œuvre d’Alexandre Moret Celui-ci ne connut pourtant guère de postérité en France. Seul Jacques Vandier prit part à ce débat des origines après la Seconde guerre mondiale. Les spécialistes français de la religion se cantonnèrent dans la publication des grands corpus théologiques et funéraires, renonçant aux synthèses.
Pierre Lacau succède à Alexandre Moret en 1938, dans une chaire qui conserve le même intitulé. Successeur lui-même de Gaston Maspero à la tête du service des Antiquités, pratiquement jusqu’à son élection, il a également dirigé l’Institut français d’archéologie orientale de 1912 à 1914. Homme de terrain, il a vécu tous les épisodes de l’âge d’or des découvertes archéologiques ; épigraphiste infatigable, il possédait une connaissance intime des monuments, sur laquelle il a fondé une œuvre essentiellement philologique. On y trouve des publications de monuments comme la chapelle Rouge, édifiée par la reine Hatshepsout et achevée par son successeur Thoutmosis III, retrouvée démontée dans le IIIe pylône du temple de Karnak, mais aussi de nombreuses études linguistiques, dont une partie a été regroupée dans ses Études sur la phonétique égyptienne. Celles-ci affirment le lien étroit de leur auteur avec la philologie allemande et renouvèlent la présence de l’école française dans le concert philologique, alors dominé par Battiscombe Gunn, Sir Alan H. Gardiner, ou Herman Grapow.
Avec Pierre Montet, qui succède à Pierre Lacau en 1948, sur une chaire recrée sous le même intitulé, c’est avant tout l’archéologie qui fait son entrée au Collège de France, l’archéologie française, alors omniprésente au Proche et au Moyen-Orient — Pierre Montet sera, d’ailleurs, rejoint en 1953 par Claude Schaeffer, nommé sur la chaire d’Archéologie de l’Asie occidentale. L’archéologie couronnée des plus beaux succès : à Byblos pour lui, mais surtout à Tanis, oò il avait découvert, en 1939, la nécropole royale des souverains des XXIe et XXIIe dynastie. Découverte prodigieuse, mais qui survient, hélas ! à la veille de la Seconde guerre mondiale. Cette terrible concurrence fera passer presque inaperçue une trouvaille hors du commun, qui égale au moins, qui éclipse peut-être, les trésors mythiques de Toutânkhamon. Par-delà la profusion d’œuvres d’art, qui représentent autant de richesses en or, argent, pierres précieuses, autant de merveilles d’orfèvrerie, c’est tout un pan méconnu de l’histoire de l’Égypte ancienne qui apparaît.
Pierre Montet consacrera tous ses efforts, jusqu’à son dernier jour, à la publication de cette découverte exceptionnelle, trois gros volumes, qui paraîtront de 1947 à 1960, sous le titre général « La nécropole royale de Tanis », consacrés successivement aux tombeaux d’Osorkon, Psousennès et Chéchanq III. Aussi à l’interprétation historique du site, dont les grandes lignes sont reprises en 1952, dans son ouvrage, « Les énigmes de Tanis ». Douze années de fouilles dans une capitale oubliée du delta égyptien. Il ouvrait ainsi une polémique sur la nature réelle de Tanis et sur son identification à la capitale de Ramsès II, Pi-Ramsès. La réponse appartenait plus au terrain qu’aux sources écrites.
Les événements de Suez et la révolution nassérienne interrompirent pour plusieurs années tous travaux en Égypte. Ce furent les temps sombres de la méfiance, qui mirent à rude épreuve la communauté scientifique, jusqu’à ce que le grand élan de solidarité qui accompagna le plan de sauvetage des monuments de Nubie, menacés par les eaux du futur barrage d’Assouan, permette aux égyptologues de retrouver leur terrain. Il faudra attendre le milieu des années soixante, la reprise des travaux à Tanis, et, surtout, les fouilles conduites par Manfred Bietak à Tell ed-Dabba' — le vrai Pi-Ramsès, fondé sur l’ancienne capitale hyksôs — pour que le démenti apporté après guerre par Labib Habachi aux théories de Pierre Montet s’avère la seule interprétation historique valable.
Le chanoine Étienne Drioton est élu à la succession de Pierre Montet en 1956, sur une chaire de Philologie et archéologie égyptiennes, intitulé que conservera son successeur, Georges Posener en 1960. Comme Pierre Lacau, auquel il avait succédé à la tête du service des Antiquités, le chanoine Drioton, éminent spécialiste des textes d’époque ptolémaïque et romaine, possédait une érudition aussi vaste que sa curiosité, et nous devons à celles-ci une œuvre aujourd’hui encore essentielle. Ses études consacrées au théâtre et au drame liturgique restent fondamentales. Tout comme ses recherches de cryptographie ou l’ouvrage historique qu’il écrivit avec Jacques Vandier aux Presses universitaires de France. Sans oublier sa publication monumentale des inscriptions de Médamoud, entre autres.
L’œuvre de son successeur, Georges Posener est nourrie de la « Quellenforschung » allemande, des travaux d’Adolf Erman, Georg Möller, Hermann Grapow, Siegfried Herrmann, mais aussi de la tradition anglaise d’étude des textes. C’est sur le riche terreau des milliers d’inscriptions sur papyrus, tessons et ostraca dégagés sous la direction de Bernard Bruyère par l’Institut français d’archéologie orientale à Deir al-Medîna qu’il augmenta patiemment le tableau de la littérature égyptienne : dans ce gigantesque dépotoir qui recueillit le matériel scolaire et les témoins de la vie quotidienne de la communauté des artisans chargés de décorer les tombes voisines des rois et des nobles pendant la seconde moitié du deuxième millénaire avant J.-C.
Jaroslav Cerny chargé, lui, de l’exploitation des textes non littéraires, dessinait peu à peu les cadres économiques, sociaux et juridiques de cette communauté unique. Georges Posener, reprenant la tradition illustrée par sir Alan H. Gardiner, reconstitua peu à peu de nouvelles œuvres, enrichissant notre connaissance de la littérature, explorant les champs de la pédagogie et de la transmission du savoir. Dans le même temps, il mettait en évidence les liens reliant littérature et politique, traçant une nouvelle voie aux études portant sur l’institution pharaonique, dont ses ouvrages, « De la divinité du pharaon », paru en 1960, et « Littérature et politique dans l’Égypte de la XIIe dynastie », paru en 1969, ont ouvert les portes.
Ceux qui ont eu le privilège de suivre son enseignement, tant à l’école pratique des Hautes études qu’au Collège de France, gardent vif le souvenir de son exigence tranquille et souriante et de sa précision, qui semblait quasi infaillible, de ses lectures, assorties de commentaires, en apparence anodins, mais toujours enrichissants. Parfois, un rapide compliment, murmuré avec un petit sourire, venait récompenser les heures passées par l’élève aux connaissances chancelantes à tenter de résoudre le moins mal possible des difficultés qui le faisaient pâlir.
Jean Leclant fut élu sur la chaire en 1980, sous l’intitulé Égyptologie, — titre que reprit son successeur, Jean Yoyotte, de 1991 à 1997, années au cours desquelles il poursuivit ses recherches sur la géographie religieuse et l’histoire de l’Égypte de Basse Époque, avec un souci du détail et de l’exhaustivité prosopographique inégalés.
Jean Leclant marqua cette chaire de l’empreinte scientifique et humaine qui a enrichi tous ses élèves, à Strasbourg d’abord, en Sorbonne et à l’école pratique des Hautes études ensuite, aujourd’hui à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Accueillant avec une inlassable gentillesse tous ceux qui viennent à lui, disponible, généreux de son temps et de sa science, il sait ouvrir notre discipline à des horizons nouveaux. Voyageur infatigable autant qu’impénitent, il parcourt avec la même curiosité insatiable pays et bibliothèques, attentif à toutes les avancées de la recherche. Pionnier des études consacrées à la XXVe dynastie, il l’est également des travaux en Éthiopie et au Soudan, mais aussi de l’immense champ de la diffusion des cultes égyptiens dans l’empire romain. Fouilleur et épigraphiste, en Thébaïde, au Soudan, à Saqqara, il fait connaître au monde savant une documentation aussi riche que neuve, du temple d’Amenhotep III de Soleb aux pyramides des rois et des reines de la VIe dynastie, en passant par le corpus des inscriptions méroïtiques ou l’édition, en cours, des textes des Pyramides — les travaux qu’il conduit avec son équipe ont pratiquement doublé notre connaissance de cet ensemble unique. Sans oublier, au milieu d’une production scientifique exubérante, un grand souci des autres. Du grand public, avec lequel il ne refuse jamais de partager ses connaissances. De notre communauté scientifique, à laquelle il se dévoue sans compter et pour laquelle il crée d’utiles outils de travail, comme, entre autres, la chronique archéologique des Orientalia, assurée depuis un demi-siècle, pour le plus grand profit de tous.
Depuis Champollion, en effet, notre discipline a accumulé recherches et découvertes, et se trouve aujourd’hui à la croisée des chemins. Entre une masse documentaire difficile à maîtriser et le recours nécessaire à de multiples techniques et approches de la recherche, qui relèvent toutes, à des titres divers, d’un travail pluridisciplinaire. Chaque année, des centaines de missions archéologiques dégagent, découvrent, étudient sites, monuments et documents, produisant un flux aussi continu que dense d’informations. Celui-ci vient alimenter pour partie des publications, dont la masse globale oscille entre mille et deux milles titres par an. Le public y trouve matière à s’émerveiller. L’égyptologue partage cet émerveillement, parfois jusqu’à l’épuisement. La maîtrise de l’information passe pour beaucoup par le recours aux instruments bibliographiques dont notre discipline s’est dotée : outils généraux ou spécialisés dans tel ou tel domaine particulier, ils constituent une part de notre « littérature grise », qui tente de garantir les connaissances partagées de notre communauté. L’introduction des techniques informatiques a donné une forte impulsion à ces entreprises, qui se sont développées, de façon plus ou moins harmonieuse et coordonnée, ces vingt dernières années. Même si l’enthousiasme des néophytes que nous étions dans la fin des années soixante-dix s’est tempéré aujourd’hui, l’informatique a pris une place importante dans la recherche, et nous disposons désormais de véritables outils modernes.
Certains ne sont que la transposition de ce qui existait auparavant sous forme de publications. D’autres expriment des approches méthodologiques nouvelles. C’est le cas de la bibliographie. La mise en fiches informatiques est lourde à mettre en œuvre. Mais elle autorise des classifications fines, qui, lorsqu’elles sont adéquatement établies, permettent presque de faire l’économie de lourdes publications intermédiaires entre les fonds documentaires et la recherche.
Les bibliothèques capables d’acquérir au fur et à mesure toutes les publications spécialisées sont peu nombreuses dans notre discipline, éloignées les unes des autres, et d’accès nécessairement restreint. Leur consultation en réseau est assurément une voie d’avenir. L’informatisation des dizaines de milliers de références de la bibliothèque de l’Institut français d’archéologie orientale et leur consultation à distance étaient un premier pas, que nos collègues du Caire ont brillamment franchi cette année. Elle est pour nous un exemple, que nous avons déjà entrepris de suivre, en mettant en commun nos efforts.
Il est un domaine, dans lequel les publications sont parfois lentes à venir, ou même ne voient jamais le jour. C’est l’archéologie : la mise en forme des résultats relève d’un processus nécessairement long et demande un effort soutenu, à la fois de la part des chercheurs et des institutions qui les supportent. L’épreuve du temps est trop souvent, hélas ! fatale à ces entreprises. La publication de rapports préliminaires ne s’en impose que d’avantage. Mais cette dernière demande également un effort et des moyens constants. Les grandes institutions actives en Égypte, françaises et étrangères, mais aussi, et de plus en plus, égyptiennes, s’efforcent de réduire les délais et d’offrir aux archéologues des lieux pour faire connaître leurs découvertes. La renaissance actuelle des Annales du service des Antiquités est, à cet égard, un beau résultat, à porter au crédit de nos collègues du conseil suprême des Antiquités de l’Égypte. Mais, pour un rapport publié, combien de comptes rendus internes, de notes rédigées par les inspecteurs des Antiquités qui accompagnent chaque fouille, restent cette « littérature grise », invisible, que j’évoquais tout à l’heure ? L’expérience du terrain, les liens d’amitié noués au fil des années et des difficultés affrontées en commun dans les voies complexes de la recherche et de la préservation des Antiquités, ont fait naître un projet d’inventaire patrimonial des monuments et des sites égyptiens. Ce projet est aujourd’hui une réalité. À peine ses fonctions d’ambassadeur représentant l’Égypte auprès de l’Unesco à Paris quittées, le professeur Fathy Saleh a fondé au Caire le « National Center for Documentation of Cultural and Natural Heritage » : une structure interministérielle, dont l’un des principaux objectifs est la constitution d’une « carte archéologique » égyptienne. Bénéficiant d’un vaste appui international, cette entreprise mettra à la disposition de l’Égypte un outil de gestion patrimonial utile, tout en fournissant à la communauté scientifique un regroupement en un système documentaire cohérent, de données, jusqu’à aujourd’hui d’accès difficile : fouilles et travaux du Conseil suprême des Antiquités de l’Égypte comme des missions étrangères viennent déjà grossir cet inventaire.
La chaire de civilisation pharaonique s’intègre dans cette œuvre commune. Un accord a été signé, symboliquement ce matin même, sous les auspices bienveillants et amicaux de l’Ambassade de République arabe d’Égypte à Paris, représentée par son conseiller culturel et de coopération, mon très cher ami le professeur Hany Helal. La chaire de civilisation pharaonique exploitera et rendra accessibles ses fonds d’archives propres, tout en en assurant deux publications à caractère archéologique, qui sont destinées, désormais à courte échéance, à être consultées également sur un site internet, en cours de constitution. Ces périodiques sont la chronique archéologique assurée par Jean Leclant et le Bulletin d’information archéologique, dont la publication continuera ainsi, en association avec l’Institut français d’archéologie orientale.
L’archéologie et la philologie fournissent à l’historien le terreau sur lequel développer sa recherche : celles-ci pas plus que celui-là ne sauraient vivre séparés les uns des autres. Ces dix dernières années m’ont apporté la grande chance de partager avec les équipes françaises et égyptiennes un travail fructueux, mené dans le cadre prestigieux de l’Institut français d’archéologie orientale : j’y ai beaucoup appris, du terrain bien sôr, mais aussi et surtout de mes collègues. Ma joie est immense, de pouvoir saluer ici ce soir Bernard Mathieu, qui a repris ce lourd flambeau. Sa présence, aux côtés de mes chers camarades qui ont fait avec lui le long voyage depuis Le Caire et Alexandrie pour partager ces instants avec nous et me dire leur amitié, me touche profondément.
Depuis bientôt dix ans également, j’ai le privilège et le bonheur de partager avec François Larché la direction de l’unité propre de recherche 1002 du Centre national de la recherche scientifique, qui constitue la partie française du Centre franco-égyptien d’étude des temples de Karnak, dont j’assure la direction scientifique. Notre équipe, forte d’un soutien sans faille du ministère français des Affaires Étrangères et de la confiance des autorités égyptiennes, s’est attachée à poursuivre la tâche entreprise par nos prédécesseurs : préserver, étudier et publier ce site, le plus grand et le plus riche d’Égypte, véritable conservatoire du patrimoine pharaonique, et champ de recherches infinies.
Dix années de relevés et d’études voient les premiers fruits d’un long travail d’équipe, qui associe chercheurs égyptiens et français, mais aussi, entre autres, belges, allemands et américains : plusieurs volumes sont aujourd’hui déjà parus ou sous presse, d’autres en voie d’achèvement ; rapports et articles rendent compte chaque année des progrès ; la documentation du centre, patiemment élaborée sur support informatique par Alain Arnaudiès et ses collègues offre aujourd’hui à nos partenaires un outil unique. Celui-ci, bientôt consultable à distance, à travers un site dédié du Centre national de la recherche scientifique, est déjà l’un des points forts de la « carte archéologique » naissante. Ces publications ouvrent la voie à de nouvelles synthèses : sur le temple et ses cultes, mais aussi sur l’histoire politique du pays. À cet égard, et parmi les temps forts de l’histoire de Karnak, le roi Thoutmosis III tient une place essentielle. Grand reconstructeur de la partie centrale du temenos du temple d’Amon-Rê, il est au cœur de nos travaux actuels, concentrés pour une grande partie sur Ipet-sout, le temple divin proprement dit.
Ayant reçu de mes collègues la charge de publier la zone entourant le sanctuaire de la barque et le VIe pylône qui y conduit, j’ai entrepris, en collaboration avec Nathalie Beaux, le relevé et l’étude des représentations et des textes, essentiellement militaires et économiques, de cette partie du temple. Au premier rang de ceux-ci figurent les Annales relatant les campagnes militaires conduites par ce roi tout au long de son règne. C’est à l’analyse et à la traduction de ces textes que sera consacré mon séminaire. Cette étude sera par la suite étendue à une recherche centrée sur les sources annalistiques et à une réflexion d’ensemble sur les mécanismes de l’historiographie égyptienne, dont ce roi fut l’un des modèles, réflexion à laquelle je souhaite convier un groupe de travail.
Ces textes s’appuient, autant qu’ils les nourrissent eux-mêmes, sur un autre type de documents : les listes géographiques, dont de nombreux exemplaires ornent les pylônes et les murs d’édifices, privés ou publics. Sur ces derniers, elles sont généralement présentées en contexte militaire. Ce qui les a fait longtemps interpréter comme des outils de glorification du pouvoir royal. Un souverain atemporel, massacrant éternellement les mêmes ennemis sous l’œil bienveillant du dieu père, bénéficiaire des conquêtes et garant de la force du roi. Do ut des. Ce raccourci facile des fondements de la théocratie a souvent occulté la réalité du propos. Une étude attentive de ces sources permet de mieux comprendre l’intention et de saisir des nuances dans ces représentations, en apparence si stéréotypées. Je dois à l’amitié et à la bienveillance de Jean Leclant et de Nathalie Beaux, éditeurs, avec l’appui aussi décisif que chaleureux de l’Institut français d’archéologie orientale, de la magistrale publication de Soleb, qu’hélas ! la regrettée Michela Schiff-Giorgini, trop tôt disparue, n’a pu mener à son terme, — je leur dois l’accès à la documentation unique des représentations de peuples étrangers qui ornent la salle hypostyle du temple jubilaire d’Amenhotep III. La mise en parallèle de ces listes avec celles que ce même roi avait fait graver sur les socles des statues colossales ornant son temple funéraire de Kôm el-Heitan, actuellement magistralement fouillé et étudié par Hourig Sourouzian et Rainer Stadelmann, permet d’établir une nouvelle grille de lecture. L’application de celle-ci aux listes gravées dans les temples du début du Nouvel Empire jusqu’à l’époque ptolémaïque livre des cartes géographiques et politiques, qui offrent des aperçus nouveaux, tant sur la cosmographie que sur l’historiographie égyptienne. C’est cette enquête que je tenterai de faire partager aux auditeurs qui voudront bien en suivre le cours.
Ces cartes du monde procèdent de la même intention que les temples dont elles ornent les murs : rendre compte de l’histoire dans sa vérité, c’est-à-dire, pour les Égyptiens, dans le cadre de la création de l’univers, renouvelée jour après jour par l’action du roi. Celui-ci, homme divinisé par sa fonction, détient un pouvoir sans limites, qui repose, lui-même, sur la perpétuation des connaissances et des rites. À ce titre, les temples hébergeaient la science et conservaient le savoir. Ils possédaient en leur sein les institutions et les hommes à même non seulement de préserver, mais encore de transmettre le fonds culturel et scientifique dont ils étaient eux-mêmes issus en même temps que garants. C’est à cette tradition de l’école que j’envisage également de continuer à consacrer des recherches, que j’avais entreprises, il y a quelques années.
À côté d’études en cours sur les sagesses et les aspects littéraires des grandes compositions royales, je souhaite participer au développement d’un groupe de travail qui s’attachera aux aspects autant historiques que littéraires des sources officielles. Des projets sont en train de naître : ils concernent les textes royaux d’époque saïte, ainsi que l’étude des sources documentaires et littéraires provenant de Thèbes. L’intention commune de ces programmes est de fournir aux égyptologues les moyens d’échanger et de travailler en commun sur des thèmes précis, susceptibles également d’intéresser nos collègues des autres disciplines. Si en effet l’égyptologue considère volontiers aujourd’hui comme normal d’avoir recours à des techniques très spécialisées et éloignées de ses compétences, la tendance générale reste toutefois à cantonner celles-ci à des tâches jugées ancillaires. La spécificité de la civilisation pharaonique n’autorise pas l’égyptologie à s’estimer différente des autres disciplines pour s’enfermer dans un splendide isolement, qui fut trop longtemps de mise.
La comparaison est enrichissante, et pas seulement avec les civilisations contemporaines ou avec celles qui se sont volontiers réclamé de l’Égypte ancienne, comme, à travers les Classiques, notre propre civilisation. Ce sont les approches et les méthodologies qu’il convient également de mettre en commun. Les archéologues y sont peut-être plus sensibles, justement parce qu’ils savent qu’un terrain peut être aussi éloquent qu’un orateur, une coupe stratigraphique plus bavarde qu’un général, une statue plus émouvante qu’un poète. Sans doute aussi parce que, à part quelques outrances archéométriques aujourd’hui à ranger dans le placard des péchés de jeunesse, ils n’ont d’autre choix que d’essayer de comprendre sans préjugé, éternellement pris entre la nécessité de s’adapter à des terrains nouveaux et la certitude de détruire ce qu’ils touchent, au moment même oò ils le rendent à la vie.
Les avancées décisives de ces dernières décennies dans le domaine de la Préhistoire et, d’une manière plus générale, dans les civilisations non écrites ont permis de mieux hiérarchiser les approches et d’en peser les apports. Ainsi, des branches de la recherche, auxquelles les égyptologues faisaient appel pour répondre à un besoin spécifique, se sont avérées bien souvent être plus que des outils ou des voies d’accès, générant à leur tour des recherches nouvelles, voire transformant radicalement les problématiques. Je ne prendrai, pour illustrer ce propos, qu’un seul exemple, celui de la coopération dans l’oasis de Kharga entre l’Institut français d’archéologie orientale et l’équipe que dirige Bernard Bousquet à l’université de Nantes. Les géographes ont fourni aux archéologues une analyse totalement nouvelle d’un terrain sur lequel ceux-ci travaillaient sans comprendre la vraie problématique à laquelle ils étaient confrontés. Sur cette base, les égyptologues ont révisé leurs travaux. Ce qui les a conduits à orienter différemment la recherche. Les résultats ne se sont pas fait attendre, et ce qui, au départ, était conçu comme une étude de sites militaires, est devenue l’une des recherches actuelles de pointe sur les techniques d’irrigation souterraine en zone désertique et, partant, sur les modes d’appropriation d’un terroir, du Néolithique à l’époque romaine. L’histoire des oasis s’en est trouvée profondément modifiée ; celle des conquêtes perse et romaine dans la région également. Il s’agit donc moins de s’approprier les connaissances d’autres spécialités que d’apprendre à échanger, au-delà des indispensables et si utiles comparaisons que recherche l’historien dans sa quête infinie des causalités.
Ces considérations s’appliquent également, à l’intérieur de l’égyptologie proprement dite : au niveau auquel doit descendre l’étude. Sans nier, en effet, la nécessité des analyses quantitatives, il convient toutefois d’en mesurer l’importance relative en fonction de la compréhension d’ensemble que l’on peut en retirer. Chacun s’accorde sur la maigre utilité qu’il peut y avoir à publier des corpus répétitifs à l’infini dans le domaine de la céramologie, pour ne prendre que cet exemple. Il faut souhaiter que l’on puisse effectuer, dans les domaines de la philologie et de l’histoire, le même travail critique.
Nous voilà revenus à la difficile question de la maîtrise de l’information. La création de bases de données documentaires est une solution au dilemme de la quantité, dans la mesure oò celles-ci permettent de conserver la richesse des sources premières, sans devenir esclave de leur masse. Et ce quel que soit le corpus considéré. Un bon exemple en est donné par la refonte actuelle du Wörterbuch der ägyptischen Sprache, bientôt intégralement consultable en ligne sur la toile, à partir d’un site dédié localisé à Berlin. L’énorme masse textuelle mise en œuvre sera bien présente dans le recueil d’attestations, mais elle ne masquera pas l’interprétation qui en est issue, et le chercheur aura tout loisir de remonter s’il le souhaite le fil des arborescences, jusqu’à trouver le document original.
L’historien, qui nourrit son travail des données de l’archéologie et de la philologie, y trouve son compte. Sans renoncer en rien au recours constant, ainsi facilité, aux sources, toujours contraignant certes, mais indispensable. Mais au prix d’un renoncement : celui du confort trompeur des catalogues infinis. C’est ce prix qu’il doit payer pour gagner la hauteur de vue nécessaire à l’établissement des axes de la discipline. L’égyptologue pourra alors répondre lui-même à cette attente du public que j’évoquais tout à l’heure et tracer un portrait de l’Égypte, dont il saura faire varier harmonieusement l’épaisseur du trait selon l’auditoire auquel il s’adresse, et ce, sans perdre ni son âme, ni sa science.
Telles sont, monsieur l’administrateur, chers collègues, les grandes lignes de l’action que j’entends développer au sein de cette prestigieuse « maison de vie », devenue, grâce à vous, un peu la mienne, dans le cadre des équipes et des programmes dont je viens d’esquisser à grands traits les contours devant vous. Les trois piliers de notre discipline, l’archéologie, la philologie et l’histoire, s’y rejoignent, dans l’espoir de pouvoir contribuer à préparer les nécessaires synthèses. Dans l’espoir aussi d’offrir à notre petite communauté d’égyptologues un lieu, respectant la philosophie de cette « maison de vie » qu’est le Collège de France, oò toutes les disciplines sont envisagées avec la même attention, sans rien perdre de la richesse de l’ensemble. Dans l’espoir, donc, d’y renouer avec la tradition de rencontres fructueuses et amicales, au cours desquelles chacun a autant à apprendre de l’autre qu’à lui donner. Permettez-moi, pour conclure, de donner à mon tour la parole à un vieux sage, aveugle comme le fut, dit-on, Homère, et que, comme lui, la lumière qui l’habite dispense de regretter les rayons du soleil. Il n’est pas égyptien. Il aurait pu l’être, et sa voix résonnait encore dans la première partie de ce siècle aujourd’hui finissant, en un lieu oò s’est développée une civilisation, elle aussi, riche et variée, peut-être cousine lointaine de celle des rives du Nil, à l’époque bien éloignée oò chasseurs et pasteurs vivaient dans un Sahel qu’ils n’imaginaient pas devoir un jour quitter pour se réfugier auprès des grands fleuves qui bornaient, à l’ouest et à l’est, leur vaste territoire. Nous sommes près de la falaise de Bandiagara, au cœur du pays Dogon, en un lieu peu éloigné des royaumes mythiques de Gao et de Tombouctou. Écoutons la voix du vieil Ogotemmêli qui nous rappelle que « La parole est pour tous. Pour cela, il faut échanger, donner et recevoir. »
 
nicolas grimal

lecon inaugurale college de france mardi 24 octobre 2000

civilisation pharaonique: archeologie, philologie et histoire

- "can you see anything?" - "yes, wonderful things!"

monsieur l'administrateur, mes chers collegues,

ce bref echange fait partie de la legende doree de notre discipline. il eut lieu, il y aura soixante-dix-huit ans dans un mois, l'apres-midi du dimanche 26 novembre 1922, par une de ces lumineuses journees de fin d'automne que le soleil de thebaide enrichit des ombres douces qu'il projette sur monuments et paysages. l'homme, inquiet et attentif, qui questionne, c'est lord carnarvon, le mecene, le protecteur, l'ami de l'archeologue howard carter. ce dernier vient de deposer la premiere brique scellant l'antichambre de la tombe de toutankhamon. il en a decouvert l'acces trois semaines plus tot, au terme d'une longue quete, qui avait laisse sceptiques la plupart de ses collegues d'alors. ce n'est que quatre jours plus tard, le 29 novembre, que l'antichambre, solennellement ouverte, revelera les tresors de la tombe.
l'histoire a toutefois conserve la belle image de ce dialogue entre un homme qui esperait et un autre qui, a dire le vrai, n'avait pas du apercevoir grand-chose au milieu des gravats et a la lueur vacillante d'une mauvaise lampe a petrole. mais il savait qu'il avait trouve. ce court conciliabule, et surtout la reponse du fouilleur, participent, comme l'a ecrit t.h.g. james dans le beau livre qu'il a consacre a howard carter, "plus qu'a l'histoire de cette decouverte, a vrai dire, au mythe de la decouverte". et voila comment un roitelet a peu pres ignore de l'histoire est devenu l'embleme d'une discipline.
c'est toujours a l'automne, un siecle avant la decouverte de la tombe de toutankhamon et un mois, presque jour pour jour, avant ce jour qui nous reunit, le dimanche 22 septembre 1822, qu'est lithographiee la fameuse lettre a monsieur dacier, secretaire perpetuel de l'academie royale des inscriptions et belles-lettres, relative a l'alphabet des hieroglyphes phonetiques. le 14 septembre precedant vers midi, dans la belle lumiere de l'ancien atelier d'horace vernet qui lui servait de bureau, jean-francois champollion avait eu la confirmation de la clef de lecture des hieroglyphes. et, merveilleux symbole, c'est le radical ms, "engendre, mis au monde", qu'il retrouve en composition dans les noms des souverains thoutmosides et ramessides qui lui offre cette renaissance de la civilisation pharaonique! tout le monde connait la course haletante vers l'institut tout proche qui s'ensuivit et le cri de victoire qu'il jeta a son frere: "je tiens l'affaire!", - cri aussi celebre que l'evanouissement du genial savant, terrasse autant par l'effort que par l'ampleur de sa decouverte.
meme si elle est alors contestee, essentiellement par l'ecole britannique, conduite par thomas young, sa decouverte ouvre a la recherche tout un champ, jusque-la muet et sterile. ses contemporains, portes par l'enthousiasme de l'expedition d'egypte, par l'afflux de merveilles, enfin comprehensibles, que deversent les monuments a travers les publications qui commencent a fleurir, se lancent dans un tourbillon de recherches, qui vont fonder une science et donner aux etudes sur l'antiquite preclassique une impulsion dont nous sentons aujourd'hui encore les effets. moins de deux siecles plus tard, notre epoque, ce troisieme millenaire qui est a la veille de s'ouvrir parait faire plus de place aux egyptologues qu'a leur science, et retenir avant tout l'aventure humaine dans ces deux demarches emblematiques que je viens d'evoquer. les grandes expositions - les tresors de toutankhamon, puis ramses-le-grand, amarna et ses mysteres, l'or des souverains tanites, d'autres merveilles, enfouies ou englouties -, drainent depuis une quarantaine d'annees des foules qui ne cessent d'augmenter. leur ampleur a revele un public bien plus vaste que celui des simples touristes, avides d'une destination ou la richesse des monuments accroit le bonheur d'un soleil quasi eternel. c'est ainsi que s'est peu a peu cree un veritable marche, peut-etre moins de l'egyptologie que de l'egypte. les pharaons restent les plus attirants. mais le succes recent des autres cultures, d'egypte - alexandrins, romains, pourtant si peu mediatiques dans ce pays, fatimides -, de la vallee du nil - le soudan, de kerma a meroe -, aussi des deserts voisins, montre l'ampleur et les opportunites qu'offre un tel engouement.
en d'autres temps, cette vogue fut une recherche d'exotisme, qui se traduisit par la quete d'un art de vivre puisant dans ce fonds nouveau. que celui-ci fut source de sagesse, comme le penserent les premiers les grecs, ou d'un bonheur hedoniste, que les citoyens des deux empires francais croyaient n'avoir qu'a tendre la main pour cueillir, peu importait apres tout. il etait different et tombait a point dans une societe epuisee de tant d'ideaux, charmee par la flute enchantee de mozart, et a laquelle l'age d'or classique rappelait parfois trop l'ecole. il se nourrissait du mystere qui aureolait une science naissante, dont les chercheurs defrichaient des pans entiers d'histoire.
l'inflation mediatique de notre epoque a transforme cette quete en un marche tres profitable. sans doute justement parce que, les progres de la recherche aidant, l'image que renvoient les chercheurs - "les savants", comme on disait autrefois et comme on ne dit plus aujourd'hui pour nos disciplines - fait decouvrir une civilisation plus prosaique, moins aureolee de mystere, moins eloignee, finalement, de la notre.
que faire pour preserver ce mystere qui rapporte tant? nier l'apport de la recherche ou valoriser la quete elle-meme. les deux se rencontrent aujourd'hui dans l'exploitation - il n'y a pas d'autres mots - d'un public, de jour en jour plus etendu et affame de merveilleux. les chercheurs ne delivrent pas le message magique attendu? qu'a cela ne tienne, les voici devenus, je cite, "d'ennuyeuses vieilles barbes"! et ouvrages pour grand public de fleurir! les titres a eux seuls visent a allecher le chaland: la vraie histoire de… le mystere disparait des lieux academiques? les "instituts" se multiplient, qui se placent sous l'invocation de tel ou tel pharaon, grand maitre de l'egypte ancienne, voire d'une divinite, de preference celle de la connaissance. les memes creent des sectes, qui sont autant de juteux viviers de clients.
les habitants des bords du nil mangeaient, buvaient, aimaient, vivaient comme nous sous les pharaons? et romans populaires de proliferer, accommodant a la "sauce pharaonique" l'eternel triangle amoureux, la difficulte de devenir adulte ou la recherche effrenee du pouvoir, transformant ceux dont l'historiographie egyptienne avait garde un souvenir respectueux et nuance en vizir iznogoud, voire en obelix ou en asterix. bref, les egyptologues "academiques" sont ennuyeux. on leur substitue des mages ou d'intrepides aventuriers, qui se parent desormais de titres qui ne sont pas les leurs. notre epoque est ainsi faite que le succes commercial est devenu critere de valeur. et ce qui compte, ce qui fait fructifier le marche, c'est la demarche volontaire d'un individu, qui s'affirme, de preference par opposition au systeme etabli, dont il va demontrer la faillite, au terme d'un cheminement aussi perilleux qu'eprouvant. jean-francois champollion fut en son temps reconnu par les instances academiques. aujourd'hui, il ne rapporterait pas un sou! alors, au nom de sa faillite presentee comme un constat, on voit le systeme etabli lui-meme s'opposer a ses propres institutions pour promouvoir des entreprises qui, avec le temps et parce que la realite de la recherche existe malgre tout, se revelent, naturellement, etre de veritables escroqueries, conduites par des chevaliers d'industrie. et ce, helas! au detriment de tous les chercheurs: ceux qui se trouvent ainsi vilipendes ou mis en peril, mais aussi leurs malheureux collegues que la vanite a jete dans ces eaux troubles, et a qui il ne reste, au bout du compte, que l'opprobre.
ce constat, messieurs les ambassadeurs, monsieur le secretaire perpetuel, mesdames et messieurs les directeurs, chers amis, ne doit pas etre retenu uniquement pour ce qu'il presente d'aspects negatifs. il m'apparait aussi comme un aiguillon, bienvenu pour tenter un regard d'ensemble sur notre specialite, au moment ou m'echoit l'immense honneur d'etre admis dans une institution, dont on ne saurait franchir le seuil sans un sentiment d'humilite et de reverence pour tous ceux qui s'y sont succede, et dont chacun s'est toujours efforce d'illustrer le meilleur de sa discipline. l'exemple des maitres qui m'honorent ce soir de leur presence, la bienveillance de mes nouveaux collegues qui m'accueillent parmi eux, l'indulgence des membres de l'academie des inscriptions et belles-lettres, qui ont bien voulu confirmer ce choix, l'amitie de mes collegues et de mes etudiants de la sorbonne, dont je ne serai jamais separe que par quelques rues, la sympathie de tant d'amis si chers, enfin, la presence affectueuse des miens, tout m'encourage a tenter a mon tour d'etre le moins indigne possible de mes predecesseurs et de la confiance qu'a mise en moi le professeur marc fumaroli.

qui sont-ils donc ces egyptologues? c'est au premier, au fondateur, non seulement de la tradition de l'egyptologie au college de france, mais de la discipline elle-meme qu'est du l'hommage le plus grand. bien que la chaire creee le 12 mars 1831 au college royal pour jean-francois champollion par un decret de louis-philippe, roi des francais, fut une chaire "d'archeologie", non pas "d'egyptologie". le terme meme "d'egyptologie", apparu pour la premiere fois en 1827, nait, en fait, dans les annees 1825, c'est-a-dire apres la publication par jean-francois champollion de son pantheon egyptien, en 1823, surtout apres son immersion dans la collection sallier, puis, a turin, dans l'inepuisable fonds drovetti. le ton de la correspondance qu'il entretient avec son frere montre assez qu'il vit alors une quasi-ivresse, dans laquelle l'architecture de son oeuvre se developpe, avec une acuite de vue et une intelligence des divers elements de la civilisation pharaonique qui resteront inegalees. c'est l'historien qui vibre au contact du grand canon royal de turin, mais aussi le prodigieux connaisseur de l'art et de la religion qui s'impregne des merveilles, venues pour beaucoup de thebes, et qu'il lui tarde tant d'aller decouvrir sur le terrain. il a l'intelligence de mettre immediatement en oeuvre les acquis de sa methode. il n'en est plus a demontrer a ses detracteurs qu'il a raison: il construit dans la fievre la premiere image de cette civilisation, avant lui muette, tracant ses cadres historiques, religieux et artistiques. on ne peut qu'etre impressionne, a le lire, de l'incroyable familiarite dans laquelle il se sentait avec la civilisation pharaonique.
c'est avec cet enthousiasme toujours renouvele qu'il constitue le fonds egyptien du musee du louvre, dont il est le premier conservateur en 1826, et qu'il enrichit bien vite de la collection salt puis de la seconde collection drovetti. ensuite, en plein ete 1828, commence la grande aventure egyptienne, vecue a la tete de l'expedition franco-toscane. un an et demi d'exaltation eprouvante et d'enthousiasme, qui apportent tant de matiere aux syntheses qu'il poursuit au fur et a mesure, mais dont les resultats, helas! ne seront connus du public qu'apres sa mort. car, c'est epuise qu'il rentre en france, brise encore un peu plus par une longue quarantaine sanitaire. cet homme ardent bouillonne de tout ce savoir qu'il organise et met en forme pour le transmettre. mais il faut assurer les bases de cette discipline qu'il vient de fonder. aussi annonce-t-il, le 10 mai 1831, lors de son premier cours du college royal, que son enseignement sera centre sur l'ecriture et la langue. il fonde ainsi l'egyptologie sur la preponderance du texte, semant le germe d'un clivage a venir: ce qui etait alors une necessite restera longtemps source d'opposition entre philologie et archeologie, la seconde n'etant, jusqu'a une periode recente, percue que comme la servante de la premiere. auguste mariette en son temps deja s'en plaint amerement a son ami henri brugsch. champollion n'aura malheureusement ni la force, ni le temps de mener a bien ce programme. il meurt le 4 mars 1832, laissant derriere lui, orpheline, une science qu'il venait a peine de mettre au monde, et a venir la publication d'une oeuvre immense, a laquelle son grand frere, champollion figeac, consacrera le reste de sa propre vie. car, contrairement aux autres branches de l'orientalisme, auxquelles le college royal avait fait une place si importante dans cette premiere moitie du xixe siecle, il ne pouvait y avoir, en 1832, de successeur au maitre trop tot disparu, a 42 ans.
les deux annees 1832 et 1833 virent, en effet, arriver a leur terme les chaires de langues et litteratures chinoise et tartare mandchoue, de langue et litterature sanscrites, en 1832, puis de turc et d'arabe en 1833. elles furent toutes pourvues a nouveau dans l'annee. mais la jeune egyptologie ne connaissait point encore de releve. la chaire fut donc suspendue jusqu'en 1837, annee ou jean antoine letronne abandonna a jules michelet la chaire d'histoire et morale qu'il occupait depuis 1831. le lien avec l'egypte etait constitue par les inscriptions d'epoque greco-romaine. avec charles lenormant, ancien de l'expedition franco-toscane, qui succeda a jean antoine letronne en 1849, le lien, c'etait champollion lui-meme. lorsqu'emmanuel de rouge prit la succession de charles lenormant, en 1860, l'intitule de la chaire qui etait recreee pour lui sonnait comme une premiere definition de la discipline: philologie et archeologie egyptiennes. l'egyptologie etait nee, et ses premiers pas s'inscrivaient deja dans l'esprit de son epoque. en premier lieu, les oeuvres posthumes de jean-francois champollion etaient parues, parmi lesquelles le precis du systeme hieroglyphique des anciens egyptiens, puis les monuments de l'egypte et de la nubie. etaient publies aussi les resultats de l'expedition prussienne de 1842 a 1845, magistralement transcrits par richard lepsius dans ses denkmaler aus agypten und athiopien, parus tout juste cinq ans plus tot et qui marquent l'entree des allemands dans cette nouvelle discipline, a laquelle ils ont fourni depuis parmi les plus grands des savants.
auguste mariette venait, lui, d'etre nomme mamour des antiquites par said pacha, inaugurant une tradition qui ne s'interrompra qu'en 1952. il avait ete mandate dans sa premiere mission, justement par emmanuel de rouge, conservateur du musee egyptien du louvre depuis 1846. celui-ci est, a proprement parler, le premier disciple de jean-francois champollion, meme s'il n'a jamais connu son maitre: c'est la seule lecture de sa grammaire qui le detourne, a 25 ans, de l'hebreu et de l'arabe, auxquels il pensait consacrer sa vie. passionne d'ecriture autant que de langue, le vicomte de rouge met a profit sa position de conservateur pour parcourir l'europe et glaner dans les grandes collections une abondante moisson de textes.
persuade qu'il est necessaire d'appliquer la plus grande rigueur a la publication des sources, il entreprend, en 1851, de classer en casseaux la fonte hieroglyphique de l'imprimerie imperiale, qui avait integre en son sein des 1813 des compositeurs orientalistes. il consacre egalement une grande partie de ses efforts a l'etude du hieratique. il assoit, par les cours qu'il dispense au college jusqu'en 1872, l'ecole egyptologique francaise sur sa base philologique, accueillant dans ses cours et formant tout une generation brillante, parmi laquelle on compte des savants comme henri brugsch, francois chabas, pierre lepage-renouf, jens daniel lieblein, sans oublier celui auquel il remet, en 1868, ne pouvant en assumer la charge, l'enseignement qu'il venait d'ouvrir a l'ecole pratique des hautes etudes, gaston maspero. il laisse quatre volumes d'une chrestomathie egyptienne, parus entre 1867 et 1876, qui resteront pendant plus d'un demi-siecle l'une des principales references de l'enseignement de la langue egyptienne.
son successeur, gaston maspero, que le college de france accueille en 1874 sur la chaire recreee l'annee precedente sous le meme intitule, represente assurement aujourd'hui encore un modele a la fois humain et scientifique. on a beaucoup ecrit sur le jeune normalien aussi brillant que rebelle, erudit precoce, parti vers ce que l'on pouvait supposer etre d'autres aventures en amerique du sud apres des etudes fulgurantes, et devenant a 27 ans le maitre de l'egyptologie francaise. philologue exceptionnel, il regroupe autour de son enseignement tout ce que l'europe compte alors de jeunes talents, s'inscrivant naturellement dans la tradition nouvelle nee. mais, au contraire de son predecesseur, qui avait decouvert les monuments et sites d'egypte sur le tard, lui va passer une grande partie de sa vie sur les rives du nil.
la mort de mariette le conduit a accepter en 1881, en effet, les directions du service des antiquites et du musee du caire, devenues vacantes. l'annee precedente, il obtient la creation d'une mission francaise permanente au caire, qui deviendra, en 1898, l'institut francais d'archeologie orientale. il en est le premier directeur. ce n'est pas le lieu de retracer la carriere egyptienne de gaston maspero. mais ce savant prolifique, qui laissa plus de quarante ouvrages et des centaines d'articles, fut un administrateur tres actif. il organisa les musees du pays, gera a deux reprises l'archeologie egyptienne, de 1881 a 1886, puis de 1899 a 1914, mit sur pied l'ecole francaise et fut le promoteur de la publication d'innombrables monuments. il fut un fouilleur aussi heureux qu'infatigable: giza et le sphinx, saqqara, ou il decouvrit, dechiffra et publia le premier les textes funeraires inscrits dans les caveaux royaux, edfou, deir al-medina, deir al-bahari et le sauvetage des momies royales qui y avaient ete soustraites aux pillages antiques, les temples de louqsor et de karnak… il fut l'un des fondateurs de l'archeologie, internationale et egyptienne, en egypte. a une epoque ou toutes les grandes nations avaient a coeur de developper des travaux de terrain et la recherche egyptologique dans leurs propres institutions, il sut etre un partenaire a la hauteur des ambitions elevees de chacun, aidant en particulier ses collegues egyptiens et favorisant leurs travaux. la stature du personnage tient, certes, a la longevite de sa carriere, jamais interrompue - il meurt le 30 juin 1916, en plein travail, a l'academie des inscriptions et belles-lettres, sans doute plus encore eprouve par la plus insupportable douleur que puisse connaitre un pere, la disparition de son fils, mort a la guerre en 1914, que par la maladie qui le ronge. cette stature est aussi due a sa personnalite extraordinaire, a sa curiosite insatiable, a son dynamisme. toutes ces qualites font de lui l'une des figures fondatrices de l'egyptologie, mais aussi, comme il aimait a le rappeler lui-meme, "le dernier egyptologue complet".
elles lui ont permis de s'inscrire dans le puissant mouvement scientifique et culturel de ce demi-siecle qui relie la fin du second empire a la grande guerre, et auquel le college de france donne le ton dans de nombreux domaines. gaston maspero a pour collegues ernest renan, retabli en 1870 sur la chaire de langues hebraique chaldaique, et syriaque, jules oppert, pour qui est creee en 1874 la chaire de philologie et archeologie assyriennes, et auquel charles fossey succede en 1906, albert reville, qui inaugure en 1880 la chaire d'histoire des religions, et auquel succede alfred loisy en 1909, charles clermont-ganneau en epigraphies et antiquites semitiques, mais aussi edgar quinet, claude bernard, marcelin berthelot, antoine meillet, paul langevin, henri bergson, pierre janet et tant d'autres… il aborde avec bonheur tous les domaines de la discipline, de la philologie a l'histoire, en passant par la litterature, l'archeologie et l'histoire de l'art, laissant, entre autres oeuvres fondatrices, une magistrale histoire ancienne des peuples de l'orient classique, parue en trois volumes, de 1895 a 1899. c'est la premiere somme historique, non de la seule civilisation pharaonique, mais aussi des relations de celle-ci avec le proche-orient antique. cet ouvrage, bien dans l'esprit des travaux d'un autre de ses collegues du college de france, camille julian, restera jusqu'au lendemain de la seconde guerre mondiale, le manuel de reference des etudes sur l'egypte ancienne. a la mort de gaston maspero, la chaire est supprimee. elle ne sera a nouveau creee qu'en 1922, pour la premiere fois sous l'intitule egyptologie. alexandre moret quitte la sorbonne pour l'occuper de 1923 a 1938. il conduit des recherches plus inspirees et nourries encore que celles de son predecesseur des courants de pensee de son epoque. specialiste de l'histoire des religions et de la civilisation pharaonique, il developpe une oeuvre tres inspiree par les travaux d'emile durkheim et de la societe francaise de sociologie, dont un des membres eminents, marcel mauss, le rejoint d'ailleurs au college de france en 1931, inaugurant la chaire de sociologie.
l'oeuvre d'alexandre moret influence fortement les generations de l'entre-deux guerres, et imprime une marque puissante sur les travaux de l'ecole egyptologique francaise, qui sera durablement impregnee d'ouvrages comme du caractere religieux de la royaute pharaonique, paru en 1903, des clans aux empires, paru en 1923, le nil et la civilisation egyptienne, paru en 1926, ou la mise a mort du dieu en egypte, paru en 1927, dans la serie de conferences de la fondation frazer, le second grand inspirateur de ses travaux. cette oeuvre accompagne la naissance de l'anthropologie et la decouverte scientifique des societes dites "primitives", alors que le voile commence a peine a se lever sur l'immense tresor des civilisations africaines. leur etude ne modifiera vraiment qu'apres la seconde guerre mondiale le regard des historiens sur les societes preclassiques. mais, s'il est vrai qu'alexandre moret fut un precurseur en son temps, les egyptologues des annees cinquante eurent, eux, d'autres preoccupations, et il fallut attendre plus de vingt ans encore pour que l'egyptologie prenne conscience de l'importance des racines africaines de la civilisation pharaonique.
la voie choisie par alexandre moret etait une reponse, celle que l'on pouvait donner de son temps, a la difficile question des origines des civilisations. la definition de la naissance de l'histoire ne parvenait, en effet, guere a sortir d'un schema darwinien. les outils archeologiques mis en place, a partir de la methode de boucher de perthes, essentiellement par l'ecole anglaise et sur les bases des "sequences-dates" etablies par sir flinders petrie, etaient loin de fournir les elements dont on dispose aujourd'hui pour la vallee du nil, qui ne sont d'ailleurs suffisamment corrobores que depuis une vingtaine, voire une dizaine d'annees. la creation, en 1929, au college de france d'une chaire de prehistoire, confiee a l'abbe henri breuil, confirme toute l'importance de cette recherche, a l'epoque encore nouvelle.
c'est un vaste debat qui s'ouvrait alors, et qui nourrit une longue discussion, en particulier, dans l'ecole egyptologique allemande, entre les grands savants que furent hermann kees et kurt sethe, donnant naissance a tout un courant tendant a lier mythe et histoire, illustre, notamment, par henri frankfort, dans son ouvrage, la royaute et les dieux, traduit dans de nombreuses langues dans les annees cinquante. l'autre versant de cette recherche se trouvait alors dans l'enquete qui retint sigmund freud toute sa vie, en un long chemin, qui s'ouvre en 1913 avec totem et tabou pour aboutir a ses trois essais sur l'homme moise et la religion monotheiste, parus en 1939, et auxquels il consacra trois redactions successives jusqu'a sa mort. ce cours de la recherche, poursuivi par d'immenses savants comme adolf erman, se retrouve aujourd'hui dans les travaux de jan assmann, qui est considere comme le chef de file actuel de l'ecole allemande en matiere de religion egyptienne. c'est assez dire l'importance de l'oeuvre d'alexandre moret celui-ci ne connut pourtant guere de posterite en france. seul jacques vandier prit part a ce debat des origines apres la seconde guerre mondiale. les specialistes francais de la religion se cantonnerent dans la publication des grands corpus theologiques et funeraires, renoncant aux syntheses.
pierre lacau succede a alexandre moret en 1938, dans une chaire qui conserve le meme intitule. successeur lui-meme de gaston maspero a la tete du service des antiquites, pratiquement jusqu'a son election, il a egalement dirige l'institut francais d'archeologie orientale de 1912 a 1914. homme de terrain, il a vecu tous les episodes de l'age d'or des decouvertes archeologiques; epigraphiste infatigable, il possedait une connaissance intime des monuments, sur laquelle il a fonde une oeuvre essentiellement philologique. on y trouve des publications de monuments comme la chapelle rouge, edifiee par la reine hatshepsout et achevee par son successeur thoutmosis iii, retrouvee demontee dans le iiie pylone du temple de karnak, mais aussi de nombreuses etudes linguistiques, dont une partie a ete regroupee dans ses etudes sur la phonetique egyptienne. celles-ci affirment le lien etroit de leur auteur avec la philologie allemande et renouvelent la presence de l'ecole francaise dans le concert philologique, alors domine par battiscombe gunn, sir alan h. gardiner, ou herman grapow.
avec pierre montet, qui succede a pierre lacau en 1948, sur une chaire recree sous le meme intitule, c'est avant tout l'archeologie qui fait son entree au college de france, l'archeologie francaise, alors omnipresente au proche et au moyen-orient - pierre montet sera, d'ailleurs, rejoint en 1953 par claude schaeffer, nomme sur la chaire d'archeologie de l'asie occidentale. l'archeologie couronnee des plus beaux succes: a byblos pour lui, mais surtout a tanis, ou il avait decouvert, en 1939, la necropole royale des souverains des xxie et xxiie dynastie. decouverte prodigieuse, mais qui survient, helas! a la veille de la seconde guerre mondiale. cette terrible concurrence fera passer presque inapercue une trouvaille hors du commun, qui egale au moins, qui eclipse peut-etre, les tresors mythiques de toutankhamon. par-dela la profusion d'oeuvres d'art, qui representent autant de richesses en or, argent, pierres precieuses, autant de merveilles d'orfevrerie, c'est tout un pan meconnu de l'histoire de l'egypte ancienne qui apparait.
pierre montet consacrera tous ses efforts, jusqu'a son dernier jour, a la publication de cette decouverte exceptionnelle, trois gros volumes, qui paraitront de 1947 a 1960, sous le titre general "la necropole royale de tanis", consacres successivement aux tombeaux d'osorkon, psousennes et chechanq iii. aussi a l'interpretation historique du site, dont les grandes lignes sont reprises en 1952, dans son ouvrage, "les enigmes de tanis". douze annees de fouilles dans une capitale oubliee du delta egyptien. il ouvrait ainsi une polemique sur la nature reelle de tanis et sur son identification a la capitale de ramses ii, pi-ramses. la reponse appartenait plus au terrain qu'aux sources ecrites.
les evenements de suez et la revolution nasserienne interrompirent pour plusieurs annees tous travaux en egypte. ce furent les temps sombres de la mefiance, qui mirent a rude epreuve la communaute scientifique, jusqu'a ce que le grand elan de solidarite qui accompagna le plan de sauvetage des monuments de nubie, menaces par les eaux du futur barrage d'assouan, permette aux egyptologues de retrouver leur terrain. il faudra attendre le milieu des annees soixante, la reprise des travaux a tanis, et, surtout, les fouilles conduites par manfred bietak a tell ed-dabba' - le vrai pi-ramses, fonde sur l'ancienne capitale hyksos - pour que le dementi apporte apres guerre par labib habachi aux theories de pierre montet s'avere la seule interpretation historique valable.
le chanoine etienne drioton est elu a la succession de pierre montet en 1956, sur une chaire de philologie et archeologie egyptiennes, intitule que conservera son successeur, georges posener en 1960. comme pierre lacau, auquel il avait succede a la tete du service des antiquites, le chanoine drioton, eminent specialiste des textes d'epoque ptolemaique et romaine, possedait une erudition aussi vaste que sa curiosite, et nous devons a celles-ci une oeuvre aujourd'hui encore essentielle. ses etudes consacrees au theatre et au drame liturgique restent fondamentales. tout comme ses recherches de cryptographie ou l'ouvrage historique qu'il ecrivit avec jacques vandier aux presses universitaires de france. sans oublier sa publication monumentale des inscriptions de medamoud, entre autres.
l'oeuvre de son successeur, georges posener est nourrie de la "quellenforschung" allemande, des travaux d'adolf erman, georg moller, hermann grapow, siegfried herrmann, mais aussi de la tradition anglaise d'etude des textes. c'est sur le riche terreau des milliers d'inscriptions sur papyrus, tessons et ostraca degages sous la direction de bernard bruyere par l'institut francais d'archeologie orientale a deir al-medina qu'il augmenta patiemment le tableau de la litterature egyptienne: dans ce gigantesque depotoir qui recueillit le materiel scolaire et les temoins de la vie quotidienne de la communaute des artisans charges de decorer les tombes voisines des rois et des nobles pendant la seconde moitie du deuxieme millenaire avant j.-c.
jaroslav cerny charge, lui, de l'exploitation des textes non litteraires, dessinait peu a peu les cadres economiques, sociaux et juridiques de cette communaute unique. georges posener, reprenant la tradition illustree par sir alan h. gardiner, reconstitua peu a peu de nouvelles oeuvres, enrichissant notre connaissance de la litterature, explorant les champs de la pedagogie et de la transmission du savoir. dans le meme temps, il mettait en evidence les liens reliant litterature et politique, tracant une nouvelle voie aux etudes portant sur l'institution pharaonique, dont ses ouvrages, "de la divinite du pharaon", paru en 1960, et "litterature et politique dans l'egypte de la xiie dynastie", paru en 1969, ont ouvert les portes.
ceux qui ont eu le privilege de suivre son enseignement, tant a l'ecole pratique des hautes etudes qu'au college de france, gardent vif le souvenir de son exigence tranquille et souriante et de sa precision, qui semblait quasi infaillible, de ses lectures, assorties de commentaires, en apparence anodins, mais toujours enrichissants. parfois, un rapide compliment, murmure avec un petit sourire, venait recompenser les heures passees par l'eleve aux connaissances chancelantes a tenter de resoudre le moins mal possible des difficultes qui le faisaient palir.
jean leclant fut elu sur la chaire en 1980, sous l'intitule egyptologie, - titre que reprit son successeur, jean yoyotte, de 1991 a 1997, annees au cours desquelles il poursuivit ses recherches sur la geographie religieuse et l'histoire de l'egypte de basse epoque, avec un souci du detail et de l'exhaustivite prosopographique inegales.
jean leclant marqua cette chaire de l'empreinte scientifique et humaine qui a enrichi tous ses eleves, a strasbourg d'abord, en sorbonne et a l'ecole pratique des hautes etudes ensuite, aujourd'hui a l'academie des inscriptions et belles-lettres. accueillant avec une inlassable gentillesse tous ceux qui viennent a lui, disponible, genereux de son temps et de sa science, il sait ouvrir notre discipline a des horizons nouveaux. voyageur infatigable autant qu'impenitent, il parcourt avec la meme curiosite insatiable pays et bibliotheques, attentif a toutes les avancees de la recherche. pionnier des etudes consacrees a la xxve dynastie, il l'est egalement des travaux en ethiopie et au soudan, mais aussi de l'immense champ de la diffusion des cultes egyptiens dans l'empire romain. fouilleur et epigraphiste, en thebaide, au soudan, a saqqara, il fait connaitre au monde savant une documentation aussi riche que neuve, du temple d'amenhotep iii de soleb aux pyramides des rois et des reines de la vie dynastie, en passant par le corpus des inscriptions meroitiques ou l'edition, en cours, des textes des pyramides - les travaux qu'il conduit avec son equipe ont pratiquement double notre connaissance de cet ensemble unique. sans oublier, au milieu d'une production scientifique exuberante, un grand souci des autres. du grand public, avec lequel il ne refuse jamais de partager ses connaissances. de notre communaute scientifique, a laquelle il se devoue sans compter et pour laquelle il cree d'utiles outils de travail, comme, entre autres, la chronique archeologique des orientalia, assuree depuis un demi-siecle, pour le plus grand profit de tous.
depuis champollion, en effet, notre discipline a accumule recherches et decouvertes, et se trouve aujourd'hui a la croisee des chemins. entre une masse documentaire difficile a maitriser et le recours necessaire a de multiples techniques et approches de la recherche, qui relevent toutes, a des titres divers, d'un travail pluridisciplinaire. chaque annee, des centaines de missions archeologiques degagent, decouvrent, etudient sites, monuments et documents, produisant un flux aussi continu que dense d'informations. celui-ci vient alimenter pour partie des publications, dont la masse globale oscille entre mille et deux milles titres par an. le public y trouve matiere a s'emerveiller. l'egyptologue partage cet emerveillement, parfois jusqu'a l'epuisement. la maitrise de l'information passe pour beaucoup par le recours aux instruments bibliographiques dont notre discipline s'est dotee: outils generaux ou specialises dans tel ou tel domaine particulier, ils constituent une part de notre "litterature grise", qui tente de garantir les connaissances partagees de notre communaute. l'introduction des techniques informatiques a donne une forte impulsion a ces entreprises, qui se sont developpees, de facon plus ou moins harmonieuse et coordonnee, ces vingt dernieres annees. meme si l'enthousiasme des neophytes que nous etions dans la fin des annees soixante-dix s'est tempere aujourd'hui, l'informatique a pris une place importante dans la recherche, et nous disposons desormais de veritables outils modernes.
certains ne sont que la transposition de ce qui existait auparavant sous forme de publications. d'autres expriment des approches methodologiques nouvelles. c'est le cas de la bibliographie. la mise en fiches informatiques est lourde a mettre en oeuvre. mais elle autorise des classifications fines, qui, lorsqu'elles sont adequatement etablies, permettent presque de faire l'economie de lourdes publications intermediaires entre les fonds documentaires et la recherche.
les bibliotheques capables d'acquerir au fur et a mesure toutes les publications specialisees sont peu nombreuses dans notre discipline, eloignees les unes des autres, et d'acces necessairement restreint. leur consultation en reseau est assurement une voie d'avenir. l'informatisation des dizaines de milliers de references de la bibliotheque de l'institut francais d'archeologie orientale et leur consultation a distance etaient un premier pas, que nos collegues du caire ont brillamment franchi cette annee. elle est pour nous un exemple, que nous avons deja entrepris de suivre, en mettant en commun nos efforts.
il est un domaine, dans lequel les publications sont parfois lentes a venir, ou meme ne voient jamais le jour. c'est l'archeologie: la mise en forme des resultats releve d'un processus necessairement long et demande un effort soutenu, a la fois de la part des chercheurs et des institutions qui les supportent. l'epreuve du temps est trop souvent, helas! fatale a ces entreprises. la publication de rapports preliminaires ne s'en impose que d'avantage. mais cette derniere demande egalement un effort et des moyens constants. les grandes institutions actives en egypte, francaises et etrangeres, mais aussi, et de plus en plus, egyptiennes, s'efforcent de reduire les delais et d'offrir aux archeologues des lieux pour faire connaitre leurs decouvertes. la renaissance actuelle des annales du service des antiquites est, a cet egard, un beau resultat, a porter au credit de nos collegues du conseil supreme des antiquites de l'egypte. mais, pour un rapport publie, combien de comptes rendus internes, de notes redigees par les inspecteurs des antiquites qui accompagnent chaque fouille, restent cette "litterature grise", invisible, que j'evoquais tout a l'heure? l'experience du terrain, les liens d'amitie noues au fil des annees et des difficultes affrontees en commun dans les voies complexes de la recherche et de la preservation des antiquites, ont fait naitre un projet d'inventaire patrimonial des monuments et des sites egyptiens. ce projet est aujourd'hui une realite. a peine ses fonctions d'ambassadeur representant l'egypte aupres de l'unesco a paris quittees, le professeur fathy saleh a fonde au caire le "national center for documentation of cultural and natural heritage": une structure interministerielle, dont l'un des principaux objectifs est la constitution d'une "carte archeologique" egyptienne. beneficiant d'un vaste appui international, cette entreprise mettra a la disposition de l'egypte un outil de gestion patrimonial utile, tout en fournissant a la communaute scientifique un regroupement en un systeme documentaire coherent, de donnees, jusqu'a aujourd'hui d'acces difficile: fouilles et travaux du conseil supreme des antiquites de l'egypte comme des missions etrangeres viennent deja grossir cet inventaire.
la chaire de civilisation pharaonique s'integre dans cette oeuvre commune. un accord a ete signe, symboliquement ce matin meme, sous les auspices bienveillants et amicaux de l'ambassade de republique arabe d'egypte a paris, representee par son conseiller culturel et de cooperation, mon tres cher ami le professeur hany helal. la chaire de civilisation pharaonique exploitera et rendra accessibles ses fonds d'archives propres, tout en en assurant deux publications a caractere archeologique, qui sont destinees, desormais a courte echeance, a etre consultees egalement sur un site internet, en cours de constitution. ces periodiques sont la chronique archeologique assuree par jean leclant et le bulletin d'information archeologique, dont la publication continuera ainsi, en association avec l'institut francais d'archeologie orientale.
l'archeologie et la philologie fournissent a l'historien le terreau sur lequel developper sa recherche: celles-ci pas plus que celui-la ne sauraient vivre separes les uns des autres. ces dix dernieres annees m'ont apporte la grande chance de partager avec les equipes francaises et egyptiennes un travail fructueux, mene dans le cadre prestigieux de l'institut francais d'archeologie orientale: j'y ai beaucoup appris, du terrain bien sur, mais aussi et surtout de mes collegues. ma joie est immense, de pouvoir saluer ici ce soir bernard mathieu, qui a repris ce lourd flambeau. sa presence, aux cotes de mes chers camarades qui ont fait avec lui le long voyage depuis le caire et alexandrie pour partager ces instants avec nous et me dire leur amitie, me touche profondement.
depuis bientot dix ans egalement, j'ai le privilege et le bonheur de partager avec francois larche la direction de l'unite propre de recherche 1002 du centre national de la recherche scientifique, qui constitue la partie francaise du centre franco-egyptien d'etude des temples de karnak, dont j'assure la direction scientifique. notre equipe, forte d'un soutien sans faille du ministere francais des affaires etrangeres et de la confiance des autorites egyptiennes, s'est attachee a poursuivre la tache entreprise par nos predecesseurs: preserver, etudier et publier ce site, le plus grand et le plus riche d'egypte, veritable conservatoire du patrimoine pharaonique, et champ de recherches infinies.
dix annees de releves et d'etudes voient les premiers fruits d'un long travail d'equipe, qui associe chercheurs egyptiens et francais, mais aussi, entre autres, belges, allemands et americains: plusieurs volumes sont aujourd'hui deja parus ou sous presse, d'autres en voie d'achevement; rapports et articles rendent compte chaque annee des progres; la documentation du centre, patiemment elaboree sur support informatique par alain arnaudies et ses collegues offre aujourd'hui a nos partenaires un outil unique. celui-ci, bientot consultable a distance, a travers un site dedie du centre national de la recherche scientifique, est deja l'un des points forts de la "carte archeologique" naissante. ces publications ouvrent la voie a de nouvelles syntheses: sur le temple et ses cultes, mais aussi sur l'histoire politique du pays. a cet egard, et parmi les temps forts de l'histoire de karnak, le roi thoutmosis iii tient une place essentielle. grand reconstructeur de la partie centrale du temenos du temple d'amon-re, il est au coeur de nos travaux actuels, concentres pour une grande partie sur ipet-sout, le temple divin proprement dit.
ayant recu de mes collegues la charge de publier la zone entourant le sanctuaire de la barque et le vie pylone qui y conduit, j'ai entrepris, en collaboration avec nathalie beaux, le releve et l'etude des representations et des textes, essentiellement militaires et economiques, de cette partie du temple. au premier rang de ceux-ci figurent les annales relatant les campagnes militaires conduites par ce roi tout au long de son regne. c'est a l'analyse et a la traduction de ces textes que sera consacre mon seminaire. cette etude sera par la suite etendue a une recherche centree sur les sources annalistiques et a une reflexion d'ensemble sur les mecanismes de l'historiographie egyptienne, dont ce roi fut l'un des modeles, reflexion a laquelle je souhaite convier un groupe de travail.
ces textes s'appuient, autant qu'ils les nourrissent eux-memes, sur un autre type de documents: les listes geographiques, dont de nombreux exemplaires ornent les pylones et les murs d'edifices, prives ou publics. sur ces derniers, elles sont generalement presentees en contexte militaire. ce qui les a fait longtemps interpreter comme des outils de glorification du pouvoir royal. un souverain atemporel, massacrant eternellement les memes ennemis sous l'oeil bienveillant du dieu pere, beneficiaire des conquetes et garant de la force du roi. do ut des. ce raccourci facile des fondements de la theocratie a souvent occulte la realite du propos. une etude attentive de ces sources permet de mieux comprendre l'intention et de saisir des nuances dans ces representations, en apparence si stereotypees. je dois a l'amitie et a la bienveillance de jean leclant et de nathalie beaux, editeurs, avec l'appui aussi decisif que chaleureux de l'institut francais d'archeologie orientale, de la magistrale publication de soleb, qu'helas! la regrettee michela schiff-giorgini, trop tot disparue, n'a pu mener a son terme, - je leur dois l'acces a la documentation unique des representations de peuples etrangers qui ornent la salle hypostyle du temple jubilaire d'amenhotep iii. la mise en parallele de ces listes avec celles que ce meme roi avait fait graver sur les socles des statues colossales ornant son temple funeraire de kom el-heitan, actuellement magistralement fouille et etudie par hourig sourouzian et rainer stadelmann, permet d'etablir une nouvelle grille de lecture. l'application de celle-ci aux listes gravees dans les temples du debut du nouvel empire jusqu'a l'epoque ptolemaique livre des cartes geographiques et politiques, qui offrent des apercus nouveaux, tant sur la cosmographie que sur l'historiographie egyptienne. c'est cette enquete que je tenterai de faire partager aux auditeurs qui voudront bien en suivre le cours.
ces cartes du monde procedent de la meme intention que les temples dont elles ornent les murs: rendre compte de l'histoire dans sa verite, c'est-a-dire, pour les egyptiens, dans le cadre de la creation de l'univers, renouvelee jour apres jour par l'action du roi. celui-ci, homme divinise par sa fonction, detient un pouvoir sans limites, qui repose, lui-meme, sur la perpetuation des connaissances et des rites. a ce titre, les temples hebergeaient la science et conservaient le savoir. ils possedaient en leur sein les institutions et les hommes a meme non seulement de preserver, mais encore de transmettre le fonds culturel et scientifique dont ils etaient eux-memes issus en meme temps que garants. c'est a cette tradition de l'ecole que j'envisage egalement de continuer a consacrer des recherches, que j'avais entreprises, il y a quelques annees.
a cote d'etudes en cours sur les sagesses et les aspects litteraires des grandes compositions royales, je souhaite participer au developpement d'un groupe de travail qui s'attachera aux aspects autant historiques que litteraires des sources officielles. des projets sont en train de naitre: ils concernent les textes royaux d'epoque saite, ainsi que l'etude des sources documentaires et litteraires provenant de thebes. l'intention commune de ces programmes est de fournir aux egyptologues les moyens d'echanger et de travailler en commun sur des themes precis, susceptibles egalement d'interesser nos collegues des autres disciplines. si en effet l'egyptologue considere volontiers aujourd'hui comme normal d'avoir recours a des techniques tres specialisees et eloignees de ses competences, la tendance generale reste toutefois a cantonner celles-ci a des taches jugees ancillaires. la specificite de la civilisation pharaonique n'autorise pas l'egyptologie a s'estimer differente des autres disciplines pour s'enfermer dans un splendide isolement, qui fut trop longtemps de mise.
la comparaison est enrichissante, et pas seulement avec les civilisations contemporaines ou avec celles qui se sont volontiers reclame de l'egypte ancienne, comme, a travers les classiques, notre propre civilisation. ce sont les approches et les methodologies qu'il convient egalement de mettre en commun. les archeologues y sont peut-etre plus sensibles, justement parce qu'ils savent qu'un terrain peut etre aussi eloquent qu'un orateur, une coupe stratigraphique plus bavarde qu'un general, une statue plus emouvante qu'un poete. sans doute aussi parce que, a part quelques outrances archeometriques aujourd'hui a ranger dans le placard des peches de jeunesse, ils n'ont d'autre choix que d'essayer de comprendre sans prejuge, eternellement pris entre la necessite de s'adapter a des terrains nouveaux et la certitude de detruire ce qu'ils touchent, au moment meme ou ils le rendent a la vie.
les avancees decisives de ces dernieres decennies dans le domaine de la prehistoire et, d'une maniere plus generale, dans les civilisations non ecrites ont permis de mieux hierarchiser les approches et d'en peser les apports. ainsi, des branches de la recherche, auxquelles les egyptologues faisaient appel pour repondre a un besoin specifique, se sont averees bien souvent etre plus que des outils ou des voies d'acces, generant a leur tour des recherches nouvelles, voire transformant radicalement les problematiques. je ne prendrai, pour illustrer ce propos, qu'un seul exemple, celui de la cooperation dans l'oasis de kharga entre l'institut francais d'archeologie orientale et l'equipe que dirige bernard bousquet a l'universite de nantes. les geographes ont fourni aux archeologues une analyse totalement nouvelle d'un terrain sur lequel ceux-ci travaillaient sans comprendre la vraie problematique a laquelle ils etaient confrontes. sur cette base, les egyptologues ont revise leurs travaux. ce qui les a conduits a orienter differemment la recherche. les resultats ne se sont pas fait attendre, et ce qui, au depart, etait concu comme une etude de sites militaires, est devenue l'une des recherches actuelles de pointe sur les techniques d'irrigation souterraine en zone desertique et, partant, sur les modes d'appropriation d'un terroir, du neolithique a l'epoque romaine. l'histoire des oasis s'en est trouvee profondement modifiee; celle des conquetes perse et romaine dans la region egalement. il s'agit donc moins de s'approprier les connaissances d'autres specialites que d'apprendre a echanger, au-dela des indispensables et si utiles comparaisons que recherche l'historien dans sa quete infinie des causalites.
ces considerations s'appliquent egalement, a l'interieur de l'egyptologie proprement dite: au niveau auquel doit descendre l'etude. sans nier, en effet, la necessite des analyses quantitatives, il convient toutefois d'en mesurer l'importance relative en fonction de la comprehension d'ensemble que l'on peut en retirer. chacun s'accorde sur la maigre utilite qu'il peut y avoir a publier des corpus repetitifs a l'infini dans le domaine de la ceramologie, pour ne prendre que cet exemple. il faut souhaiter que l'on puisse effectuer, dans les domaines de la philologie et de l'histoire, le meme travail critique.
nous voila revenus a la difficile question de la maitrise de l'information. la creation de bases de donnees documentaires est une solution au dilemme de la quantite, dans la mesure ou celles-ci permettent de conserver la richesse des sources premieres, sans devenir esclave de leur masse. et ce quel que soit le corpus considere. un bon exemple en est donne par la refonte actuelle du worterbuch der agyptischen sprache, bientot integralement consultable en ligne sur la toile, a partir d'un site dedie localise a berlin. l'enorme masse textuelle mise en oeuvre sera bien presente dans le recueil d'attestations, mais elle ne masquera pas l'interpretation qui en est issue, et le chercheur aura tout loisir de remonter s'il le souhaite le fil des arborescences, jusqu'a trouver le document original.
l'historien, qui nourrit son travail des donnees de l'archeologie et de la philologie, y trouve son compte. sans renoncer en rien au recours constant, ainsi facilite, aux sources, toujours contraignant certes, mais indispensable. mais au prix d'un renoncement: celui du confort trompeur des catalogues infinis. c'est ce prix qu'il doit payer pour gagner la hauteur de vue necessaire a l'etablissement des axes de la discipline. l'egyptologue pourra alors repondre lui-meme a cette attente du public que j'evoquais tout a l'heure et tracer un portrait de l'egypte, dont il saura faire varier harmonieusement l'epaisseur du trait selon l'auditoire auquel il s'adresse, et ce, sans perdre ni son ame, ni sa science.
telles sont, monsieur l'administrateur, chers collegues, les grandes lignes de l'action que j'entends developper au sein de cette prestigieuse "maison de vie", devenue, grace a vous, un peu la mienne, dans le cadre des equipes et des programmes dont je viens d'esquisser a grands traits les contours devant vous. les trois piliers de notre discipline, l'archeologie, la philologie et l'histoire, s'y rejoignent, dans l'espoir de pouvoir contribuer a preparer les necessaires syntheses. dans l'espoir aussi d'offrir a notre petite communaute d'egyptologues un lieu, respectant la philosophie de cette "maison de vie" qu'est le college de france, ou toutes les disciplines sont envisagees avec la meme attention, sans rien perdre de la richesse de l'ensemble. dans l'espoir, donc, d'y renouer avec la tradition de rencontres fructueuses et amicales, au cours desquelles chacun a autant a apprendre de l'autre qu'a lui donner. permettez-moi, pour conclure, de donner a mon tour la parole a un vieux sage, aveugle comme le fut, dit-on, homere, et que, comme lui, la lumiere qui l'habite dispense de regretter les rayons du soleil. il n'est pas egyptien. il aurait pu l'etre, et sa voix resonnait encore dans la premiere partie de ce siecle aujourd'hui finissant, en un lieu ou s'est developpee une civilisation, elle aussi, riche et variee, peut-etre cousine lointaine de celle des rives du nil, a l'epoque bien eloignee ou chasseurs et pasteurs vivaient dans un sahel qu'ils n'imaginaient pas devoir un jour quitter pour se refugier aupres des grands fleuves qui bornaient, a l'ouest et a l'est, leur vaste territoire. nous sommes pres de la falaise de bandiagara, au coeur du pays dogon, en un lieu peu eloigne des royaumes mythiques de gao et de tombouctou. ecoutons la voix du vieil ogotemmeli qui nous rappelle que "la parole est pour tous. pour cela, il faut echanger, donner et recevoir."