Académie des Inscriptions et Belles-Lettres comptes rendus des séances de l’année 1998 Un égyptologue:
Gaston Maspero par M. Jean Leclant, Secrétaire perpétuel de l’Académie

Paris, diffusion de Boccard, 11 rue de Médicis, 1998

egyptologues.net

La présente année 1998 a été marquée par de très nombreuses manifestations célébrant deux siècles d’amitié et de collaboration scientifique et culturelle entre l’Égypte et la France: dans le sillage de l’Expédition d’Égypte, sous le vocable quelque peu énigmatique d’«Horizons partagés», se sont ainsi multipliés à travers France et Égypte expositions, colloques et conférences. Parmi les signes multiples de la passion de la France pour l’Égypte se distingue la vigueur de l’école égyptologique française; ici-même notre Compagnie a eu l’occasion, à plusieurs reprises, de rendre hommage aux deux figures emblématiques de l’égyptologie que sont Jean-François Champollion, le génial déchiffreur de l’énigme des hiéroglyphes, et Mariette-Pacha, le fondateur de l’archéologie de terrain; sans doute convenait-il d’y associer, cette année, la personnalité et l’œuvre de Gaston Maspero.
Ajoutons que 1998 est aussi l’année du centenaire de l’Institut français d’archéologie orientale du Caire, créé par le décret du 17 mai 1898 — et, dans quelques instants, nous aurons à rappeler le rôle que Gaston Maspero joua dans la naissance de cette institution. En cette circonstance, nous voudrions adresser au directeur et aux membres de notre Ifao — c’est le sigle qui désigne la célèbre école de la rue Mounira au Caire — nos compliments pour le travail accompli et nos vœux chaleureux pour la poursuite de leur œuvre.
Avec Gaston Maspero, nous sommes en présence d’un immense savant, un maître dans les domaines conjugués de l’archéologie, de la philologie et de l’histoire, le dernier sans doute qui put encore maîtriser l’ensemble de plus de trente siècles de la gloire des pharaons; en vous invitant à participer à une magnifique aventure intellectuelle, il conviendra aussi de vous quelques épisodes demeurés bien mal connus — même des égyptologues les mieux au fait de l’histoire de leur discipline — de ce qui a été un véritable roman, la vie d’un homme particulièrement attachant, sensible, généreux, dont le destin fut soumis, plus que pour beaucoup d’autres, aux aléas les plus divers de l’existence. Prodigieusement doué, Gaston Maspero, bien conscient certes de sa valeur n’en tira jamais orgueil ni mépris; de ses papiers et de sa correspondance, de tous les témoignages que nous avons pu rassembler surgit l’image d’un savant d’une séduction exemplaire, toujours soucieux d’accomplir son devoir attentif aux problèmes de Sa famille — et, bien entendu, d’une éblouissante activité scientifique.
Dans nos domaines, il est de bonne méthode de présenter de façon préliminaire les sources auxquelles il a été puisé. Ceci est particulièrement nécessaire dans le cas présent, car, à travers les discours officiels que n’a pas manqué de susciter une telle personnalité scientifique, une sorte de «vulgate», s’est instituée qu’il importe assurément de rénover. Depuis longtemps, j’ai pu mesurer la richesse des véritables trésors que recèlent les archives de la bibliothèque de notre Institut de France; c’est effectivement un ensemble unique de documents qui m’attendaient à quelques pas de mon bureau, pour me permettre de rendre hommage à un illustre prédécesseur; tant dans le domaine de l’égyptologie que dans le poste de Secrétaire perpétuel.
Franchissons sans plus tarder le seuil de notre bibliothèque et découvrons ensemble le fonds Maspero — impressionnant: non moins de soixante-trois cotes différentes. Tout d’abord cinquante énormes volumes in-folio groupant les lettres adressées à Maspero par plusieurs centaines de correspondants; s’y ajoutent douze boîtes rassemblant des documents divers: pièces administratives, carnets de chantiers, fiches, notes, croquis, caltes, plans, relevés; cette énorme documentation — en tout plusieurs milliers de pièces — fut déposée en 1920 par la veuve de Gaston Maspero. Il faut y joindre un dossier exceptionnel: vingt-quatre lettres adressées par Maspero à Renan entre 1877 et 1891 —, don en 1930 du R. P. Vincent Scheil, le célèbre assyriologue, membre lui aussi de notre Compagnie.
Pourtant, mon tableau resterait incomplet si je n’y ajoutais les nombreux documents que les descendants directs du célèbre égyptologue, Messieurs Gérald et François Maspero, ont eu la générosité de me confier; j’en ai tiré un très grand bénéfice dont j’aimerais témoigner en les assurant de ma profonde reconnaissance Au-delà de ce que relatent les notices nécrologiques ou de ce qui ressort des documents officiels, ces lettres et ces papiers de famille permettent d’entrevoir le visage d’un Gaston Maspero autre que le très grand administrateur ou le savant universellement consacré. Enfin, j’ai beaucoup appris en consultant les souvenirs de Blanche Maspero, née Seyrig, la belle-fille de Gaston Maspero, l’épouse de son premier fils Georges; ce typescript d’une centaine de pages est riche de détails demeurés souvent mal connus.
Le registre des actes de l’état-civil du 1er arrondissement du département de la Seine atteste la naissance le 24 juin 1846, à quatre heures du matin, de «Gaston Camille Charles, fils de père non dénommé et d’Adela Maspero, rentière, âgée de vingt-deux ans, native de Milan (Italie), demeurant rue de la Ville Levêque». Reportons-nous à l’époque tumultueuse des carbonari et du Risorgimento. La tradition familiale a conservé le nom du père, un noble napolitain, Camillo Marsuzi de Aguirre, conspirateur en fuite. Quant à Adela Evelina Maspero, née en fait en 1822, elle était l’une des filles de la très nombreuse famille d’un imprimeur milanais; diverses versions de la saga familiale rapportent plus d’un témoignage de son caractère fort difficile; en 1853, dans des conditions romanesques, elle épousa un jeune homme d’une famille d’armateurs brestois, qui venait d’échapper à un naufrage, Eugène Bazil. Gaston Maspero considéra toujours comme ses sœurs et frère les enfants Bazil; plus tard, il devait faire venir en Égypte, près de lui, son demi-frère Hervé Bazil, qui deviendra directeur financier du service des Antiquités; ainsi son nom se trouve-t-il inscrit sur la façade du musée du Caire.
Interne au lycée Louis-le-Grand, Gaston Maspero fut un élève particulièrement studieux et brillant; bien entendu, il obtint toujours, de 1858 à 1865, le premier prix en histoire, jusqu’au concours général oò il se distingua par plusieurs accessits et le deuxième prix de version grecque; comme le rapportent ses camarades d’études, il lisait du grec pour se distraire.
C’est en découvrant dans le Manuel d’histoire ancienne de Duruy un texte en hiéroglyphes que le jeune Gaston succomba aux charmes de l’Égypte: il avait douze ans. Sa curiosité le conduisait alors souvent au musée du Louvre. Un jour de 1860, le libraire Vieweg, installé rue de Richelieu, remarqua à sa vitrine un garçonnet qui dévorait du regard un beau livre d’égyptologie, puis se décida à entrer; il présenta une pièce de 5 francs pour tout paiement — toute sa fortune! L’ouvrage valait beaucoup plus, mais, après avoir constaté les connaissances du son jeune client, il le lui vendit à ce prix en ajoutant: «Promettez-moi, quand vous serez un savant, de me donner vos livres à éditer». Maspero promit et tint parole: c’est chez Vieweg qu’il fera publier en 1882 Le Sérapeum de Memphis, ouvrage posthume de Manette.
Gaston Maspero entre à 19 ans, en 1865, à l’École normale supérieure. Sa rencontre avec Mariette date de 1867, lorsque ce dernier, qui avait la charge du pavillon égyptien de l’Exposition universelle, séjourna à Paris; à un dîner chez Ernest Desjardins, le maître en épigraphie latine, deux agrégatifs contèrent qu’un de leurs camarades était capable d’expliquer sans hésiter ce qui était gravé sur l’obélisque, dit l’un, sur les stèles du Louvre renchérit le second. Mariette resta sceptique, mais voulut bien éprouver le néophyte. Il lui fit donc remettre une copie du texte de la «Stèle dite du songe», qu’on venait de découvrir au Gebel Barkal, dans les ruines de Napata, l’ancienne capitale du royaume de Koush. Huit jours plus tard, il en recevait la traduction, essai qui sera publié en 1868 dans la Revue archéologique.
Un événement imprévu devait pourtant briser le cours d’une destinée qui semblait déjà toute tracée: l’affaire Sainte-Beuve. Entré depuis peu au Sénat, l’homme de lettres avait prononcé le 25 juin 1867 un discours sur la liberté de penser, la bibliothèque municipale de Saint-Étienne ayant refusé d’admettre le Dictionnaire philosophique de Voltaire et les Confessions de Rousseau, ce qui fit grand bruit. Ayant reçu pour leur loterie de bienfaisance quelques ouvrages de Sainte-Beuve, les jeunes normaliens jugèrent bon de le remercier dans une lettre oò ils le félicitaient pour son attitude; en sa qualité de cacique de troisième armée, Maspero fut chargé de la lui remettre. Une feuille radicale publia la lettre qui lui avait été imprudemment communiquée — scandale qui obligea le ministre de l’Instruction publique Victor Duruy à sévir. Administrateur sévère, Pasteur renvoya les élèves de la rue d’Ulm. À la rentrée suivante on accepta, moyennant rétractation, de les réintégrer. Un seul refusa de signer l’«acte de soumission»: Gaston Maspero. Ne plus préparer l’agrégation, c’était renoncer à la carrière universitaire. Il vivota alors, donnant des leçons, corrigeant des épreuves d’imprimerie.
Recommandé auprès d’un riche Américain du Sud, Vicente Fidel Lopez, ambassadeur d’Argentine en Uruguay, qui cherchait à s’adjoindre un philologue pour l’aider dans ses travaux sur le quichua, une des langues péruviennes dont il voulait démontrer les origines aryennes, notre réfractaire gagna Montevideo le 26 décembre 1867, après une traversée de trente-deux jours. S’il ne fut pas gagné par les hardiesses philologiques de son hôte, il pouvait sembler prêt à succomber aux attraits financiers du Nouveau-Monde: «M. Lopez, écrit-il, s’est offert à me faire obtenir à l’Université de cette ville (Montevideo) une chaire de grammaire comparée qui à ce qui paraît sera très utile, mais ajoute-t-il amusé, très utile à qui? Je n’en sais rien, à moins que ce ne soit à moi qui serait payé 80 à 100 piastres par mois, soit 4 ou 500 francs (une belle somme à l’époque!)». il tient aussi à rassurer sa mère, inquiète d’un possible mariage: «les jeunes filles ici ne savent rien faire que s’habiller et jouer de l’éventail, qu’elles manœuvrent d’ailleurs admirablement.» Dans un autre courrier oò il vante la richesse de l’Uruguay, il ajoute: «N’allez pas croire d’après ce que je dis là que je quitte le sanscrit et l’égyptien pour des moutons.» En effet, c’est à Montevideo qu’il traduisit l’Hymne au Nil d’après des papyri conservés au British Museum.
Rapidement, aux rêves de fortune, Gaston Maspero préféra la science. Fin juillet 1868, il était de retour à Paris, oò les circonstances, cette fois, allaient jouer en sa faveur. L’École pratique des hautes études venait d’être fondée par Victor Duruy, et l’enseignement de l’égyptologie y était confié à Emmanuel de Rougé, professeur au Collège de France et membre de l’Institut depuis 1853. Ce dernier fit attribuer à Maspero le poste de répétiteur: ce fut le coup d’envoi de sa carrière. Les émoluments étaient bien maigres; mais le «tapirat» a toujours été une pratique normalienne. L’une des élèves de Maspero est particulièrement illustre: c’est l’impératrice Eugénie, à laquelle il donna en 1869, six semaines durant, une dizaine de leçons sur l’histoire et la civilisation égyptiennes, afin qu’elle puisse se rendre en Égypte «bien préparée» pour l’inauguration prochaine du canal de Suez. À cet épisode demeure attachée une belle anecdote oò se révèle la droiture de Maspero: avant de débuter son office, qu’il devait à l’amitié de Fröhner, notre jeune savant jugea bon d’avertir l’entourage impérial qu’il avait été renvoyé de l’Ens pour libéralisme; ce à quoi Napoléon III lui aurait fait répondre que cela n’avait pas d’importance puisque lui-même était libéral. C’est même une lettre émanant du Secrétariat des Commandements de l’Impératrice adressée le 21 aoôt 1869 qui recommanda l’arrêt de toutes poursuites contre Gaston Maspero pour le remboursement de ses frais de pension à l’ENS. Parmi ses élèves se trouvaient aussi les enfants du banquier Berend; il fut ainsi invité à de nombreuses réceptions, lui ouvrant les portes du tout-Paris financier et artistique. Au salon de Mme Gaillard, Maspero fit la connaissance de Stéphane Mallarmé et d’Henri Cazalis (le parnassien Jean Lahor) ainsi que de l’égérie des deux poètes: Henriette Yapp, dite Ettie, fille d’Édouard Yapp, correspondant français du Daily Telegraph; ravissante beauté, elle inspira un amour malheureux à Lahor, immortalisé dans un poème à une jeune fille «Sperata» — dont voici deux vers évocateurs: «Le beau ciel profond de ton regard Sperata! et que la vie est sainte à l’ombre de tes tresses d’or»; Ettie Yapp allait devenir bientôt l’épouse de Gaston Maspero.
C’est là également qu’il rencontra Paul d’Estournelles, petit-neveu de Benjamin-Constant et frère de Louise, celle qui sera sa seconde femme. La guerre surprit Maspero alors qu’il travaillait en Angleterre à la traduction du papyrus Abbott. Il n’hésita pas un seul instant et revint en France pour prendre part aux combats. Malgré les instances d’Ettie et des siens qui regrettaient qu’un savant déjà aussi renommé risquât sa vie, Maspero s’engagea dans la garde mobile. «Si je suis quelqu’un, écrivait-il, c’est en France que je le suis, et par la France. En droit, je ne dois rien à la France, puisque je suis étranger — en fait je lui dois d’autant plus que je suis étranger, quelle n’était tenue à rien, et qu’elle a tout fait pour moi.» Maspero prit part aux combats de Buzenval et de Montretout. Ayant risqué au feu le prix de sa vie, il demanda sa naturalisation — et l’obtint aussitôt: elle est datée du 12 janvier 1871.
Puis ce furent les épreuves du siège de Paris et de la Commune. Les Yapp ayant quitté Paris en avril 1871, Maspero envoyait à Ettie lettres et coupures de presse pour nourrir ses chroniques, Les causeries de Paris, oò elle apprenait aux Londoniens les souffrances des Parisiens; cette correspondance est d’un intérêt inestimable pour l’histoire de cette sombre période.
Le 30 juillet 1871 Ettie Yapp regagna Paris. Voulant mettre à l’épreuve son soupirant, elle mit en parallèle son amour et sa carrière; Maspero répondit en lut envoyant un projet de lettre de démission, lui laissant le soin de l’expédier à l’École pratique des hautes études; elle ne le fit pas, vous l’aurez deviné. «La lettre à M. le directeur, lui écrit-elle, je l’ai déchirée bien vite… Je vois que vous avez mis un sens différent à celui que je mettais moi-même à mes paroles de femme — paroles d’une femme bien exigeante et bien enfant, qui voulait savoir tout le sacrifice que vous seriez prêt à lui faire, sans jamais vouloir l’accepter. De plus, vos beaux travaux et votre science ne feront jamais, en quelques relations que nous puissions être l’un avec l’autre — que me rapprocher de vous. J’ai été contente — et fière aussi — de vos succès, et ce sera toujours mon grand plaisir de les voir s’accroître; sans parler de nous, pour moi-même seulement; je serais malheureuse au possible de vous voir prendre d’autres emplois que ceux que vous avez… Je le répète, votre science serait ma belle et grande amie, jamais mon ennemie — si ce n’est que je me sens ignorante à côté de vous. Mais si ceci ne vous faisait rien, même cette chose deviendrait un plaisir de plus.» Une fois le consentement paternel obtenu, le manage eut lieu le 11 novembre 1871 à la chapelle de l’ambassade d’Angleterre. De cette union naquirent bientôt, à bref intervalle, deux enfants, Georges et Isabelle: c’est la branche protestante de la famille Maspero. Georges devait faire plus tard sa carrière en Indochine, épousant Blanche Seyrig; le nom de Seyrig, d’une grande famille protestante de l’Est, est certes familier pour notre Compagnie, puisque l’helléniste Henri Seyrig fut longtemps notre confrère; plusieurs des petits enfants et arrière-petits enfants de Georges Maspero et Blanche Seyrig sont cet après-midi parmi nous. Quant à Isabelle, connue sous le diminutif de Belia, elle devait se marier en Suisse à un pasteur, Armand Duckert.
Ces nouveaux bonheurs ne freinèrent en rien l’étonnante activité scientifique de Gaston Maspero. Fin 1872, il soutint en Sorbonne ses thèses de doctorat. La principale s’intitulait Du genre épistolaire chez les anciens Égyptiens; la thèse complémentaire — qu’il songea même un temps à rédiger en grec, ce qui lui fut déconseillé —, De Carckemis oppidi situ et historia antiquissima: Karkémish, au coude de l’Euphrate, la célèbre cité hittito-syrienne.
Après le décès d’Emmanuel de Rougé en décembre 1872, c’est tout naturellement Maspero qui fut proposé — par 21 bulletins contre 5 blancs — pour la succession à la chaire de philologie et antiquités égyptiennes du Collège de France. Il n’avait que 26 ans. Chargé de cours d’abord, il fut titularisé professeur par décret du 4 février 1874; il le restera jusqu’à sa mort et enseignera ainsi quelque quarante-deux ans.
Cette heureuse période, tant sur le plan personnel que d’un point de vue scientifique, fut brutalement cassée. Le 20 septembre 1873, quelques jours après la naissance de Bella, Ettie succombait d’une péritonite infectieuse: elle avait 27 ans. Gaston Maspero fut littéralement abattu par ce coup inattendu du sort; cet homme de raison se tourna alors vers le spiritisme et fréquenta le cabinet d’une médium à la mode, la théosophe Mme Blavatsky, qui se vantait de provoquer l’apparition des défunts. De cette tragédie, il demeure un témoignage littéraire saisissant, un sonnet des Hommages et tombeaux du fidèle Mallarmé, composé, je cite, «pour votre chère morte, son ami». Dans cette évocation poignante et teintée d’un baudelairisme subtil, la belle disparue s’adresse, avec une sérénité lointaine et une amoureuse compassion, au survivant qui, resté en vie, ne peut, à son désespoir, venir prendre place à ses côtés. En voici le premier quatrain:
«— Sur les bois oubliés quand passe l’hiver sombre Tu te plains, ô captif solitaire du seuil, Que ce sépulcre à deux qui fera notre orgueil Hélas! du manque seul des lourds bouquets s’encombre.» À ce vide terrible causé par un décès survenu, contre toute attente, à la fleur de l’âge, répond ce manque de fleurs qu’il est impossible de trouver en hiver, quelqu’en soit le désir… mise en abyme vertigineuse oò seul le manque peut aider à combler l’absence.
Maspero reçut maintes lettres de condoléances dont une demeure particulièrement émouvante: celle envoyée d’Égypte par Auguste Mariette, qui se rappelait avoir connu un chagrin identique, sans compter la perte de cinq de ses dix enfants: il engageait son jeune collègue à travailler pour oublier — ce qu’il fit.
Les cours de Gaston Maspero devaient lui valoir, on le sait, une grande notoriété; un public toujours plus nombreux s’y bousculait. Ses leçons étaient d’une extrême variété: elles touchaient à l’archéologie, à l’histoire, à la grammaire, à l’explication de textes ainsi qu’à la religion. Il forma ainsi une génération d’égyptologues, dont plusieurs devaient bientôt se retrouver avec lui en Égypte: Maxence de Rochemonteix sera administrateur dans la commission des Domaines de l’État égyptien de 1879 à 1885, puis entreprendra la copie des textes d’Edfou; Eugène Lefébure, qui après de solides études était entré dans le service des postes, s’affirma comme un poète parnassien très lié à Mallarmé; il sera chargé de conférences d’égyptologie à Lyon, puis professeur à l’École supérieure des lettres d’Alger; Eugène Grébaut, Urbain Bouriant, Victor Loret C’est alors que Gaston Maspero élabora sa traduction commentée des Contes populaires de l’Égypte ancienne, et qu’il rédigea son Histoire ancienne des peuples de l’Orient publié pour la première fois en 1875 sous forme de petit manuel; augmenté et bien illustré, ce sera le livre de chevet pour plusieurs générations d’orientalistes, dans lequel, encore aujourd’hui, bien des trésors peuvent être puisés; plus tard on le publiera en trois magnifiques volumes in-4° sous le titre Histoire ancienne des peuples de l’Orient classique.
Mais n’anticipons pas et arrêtons-nous au tournant 1880-1881, décisif dans la vie et dans l’œuvre de Gaston Maspero.
C’est à la fin d’octobre 1880 que Gaston Maspero, alors âgé de 34 ans, épousa Louise Balluet d’Estournelles de Constant de Rebecque; nous avons déjà rencontré son frère. Très liée à sa mère, Louise avait 22 ans. L’ensemble des lettres que Gaston Maspero lui adressa — et qui sont conservées — constitue un extraordinaire trésor de tendresse et permet de revivre — de semaine cri semaine, pourrions-nous dire lorsqu’ils étaient séparés — la carrière et le développement scientifique de Gaston Maspero. De cette union sont issus successivement Henri Maspero, né en 1883, et Jean Maspero on 1885. Madame Gaston Maspero vécut jusqu’en 1952 et j’ai eu ainsi le privilège, tout au début de mes études d’égyptologie, de lui rendre deux fois visite rue Schaeffer: sur une grande table ronde, dominées par une grosse gerbe de roses rouges, des photographies retenaient aussitôt l’attention: Gaston Maspero; ses deux fils: Henri Maspero, le sinologue renomme, professeur au Collège de France, arrêté par la Gestapo et mort à Buchenwald en 1945, et Jean Maspero, le byzantologue, heureux fouilleur du monastère copte de Baouit, tombé à Vauquois en Argonne le 17 février 1915; les deux fils aussi d’Henri Maspero, dont l’aîné Jean avait été tué on 1944 dans les troupes libérant la France; le seul survivant de cette branche de la famille Maspero est l’autre petit-fils. François, bien connu comme éditeur et publiciste. Dans ce cadre combien impressionnant, Madame Maspero aimait se tenir au courant de l’égyptologie, qu’elle avait côtoyée toute sa vie durant.
Et pourtant il avait fallu les encouragements de sa mère pour qu’elle se décidât au début de 1881 à gagner l’Égypte, oò Gaston Maspero allait entamer une nouvelle phase de sa vie. Depuis l’été 1880, la santé d’Auguste Mariette, directeur du service des Antiquités de l’Égypte et du musée de Boulaq, donnait des signes inquiétants d’affaiblissement. Maspero avait soumis dès 1874 — sans succès, car Mariette s’y était opposé — un projet visant à créer une mission permanente au Caire, pour permettre notamment aux élèves formés à l’École pratique de se frotter à l’archéologie de terrain; sachant l’intérêt de Jules Ferry pour ce projet, Maspero le reprit, cette fois avec l’appui du grand Renan et de l’influent publiciste Gabriel Charmes, frère de Xavier Charmes, directeur des missions au ministère de l’Instruction publique Le chef de mission — il avait alors 34 ans — débarqua en Égypte au tout début janvier 1881. Il était accompagné de sa jeune épouse Louise, des apprentis égyptologues Urbain Bouriant et Victor Loret, d’Hippolyte Dulac, un arabisant, et du dessinateur-architecte Jules Bourgoin.
Mon premier soin, lit-on dans une lettre de Maspero du 11 janvier 1881, a été d’aller voir Mariette. Il est mieux que je ne l’imaginais, mais dans un état à faire pitié. Il ne quitte plus le lit que pour rester quelques minutes affaissé sur une chaise longue: le corps n’a plus de ressort et ne tient plus que par sa dureté native. Il pourra durer, mais ne réagira pas et ne surmontera pas la maladie. L’esprit est aussi vif que par le passé, mais adouci. Nous avons été reçus sans gronderie et sans rudesse: depuis quelques jours, on nous attendait et on s’inquiétait de ne pas nous voir venir.» Le 24 janvier, un autre courrier de Gaston Maspero souligne la rapidité des événements: «Mariette est mort le mardi 18 janvier à huit heures quarante minutes du soir et Riez-Pacha m’a annoncé que le gouvernement égyptien m’avait choisi pour son successeur.» En cette fin janvier 1881, les problèmes ne manquaient pas pour Gaston Maspero. Il s’agissait d’installer la mission, lui-même et son épouse. On se logea d’abord chez la dame Zanifa, une sage-femme du palais, dans une maison turque vert pistache entre deux ruelles; Maspero poursuit dans sa lettre à Egger; «je suis au premier avec deux chambres d’hôtes, l’École est au second avec un escalier indépendant. Nous possédons en commun un jardinet avec un puits d’eau et une terrasse d’oò on a le plus beau panorama qu’on puisse rêver.» Il fallait aussi rénover et agrandir le musée de Boulaq, entreprise d’autant plus épuisante que les moyens financiers mis à sa disposition étaient minimes, mais Maspero était un homme aux multiples ressources, comme un passage d’une lettre adressée à Renan le 20 décembre 1882 le laisse entrevoir: «J’ai dô devenir entrepreneur de menuiserie pour éviter les frais. Je dessine les armoires et je les fais exécuter sous mes yeux, en utilisant tous les vieux bois de rejet que nous avions en magasin et dont j’ai réussi à tirer quelques meubles qui ne jurent point avec les meubles du Vieux-Musée.» Les enfants de Mariette étaient laissés sans ressources, quasiment à la rue. Maspero devait leur venir en aide; c’est également lui qui plus tard, on 1901, obtiendra de la commission de la Dette publique le vote d’un crédit nécessaire à l’érection d’une statue de Mariette au Caire.

La Mission archéologique, qui allait devenir l’école d’Archéologie du Caire
— c’est on 1898, comme nous l’avons rappelé, que sera créé vraiment l’Ifao —, Gaston Maspero en confia la direction administrative à son ancien élève Eugène Lefébure, n’en conservant que l’animation scientifique.
Dès 1881, Maspero se fit accompagner de Bouriant et Loret pour remonter le Nil en bateau jusqu’à la première cataracte. Véritable découverte du pays; regarder seulement avec interdiction absolue de copier des inscriptions en cours de route, ne fut-ce qu’un seul signe hiéroglyphique. «Des ruines, un site célèbre: on amarrait et on allait contempler. Chaque soir, le bateau s’arrêtait pour passer la nuit: les fellahs accouraient et nous prenions avec eux nos premières leçons pratiques d’arabe parlé.» Deux découvertes littéralement sensationnelles marquèrent les débuts de Gaston Maspero à la tête du service des Antiquités. C’est d’abord le dégagement des chambres funéraires des pyramides à textes de Saqqarah, celles d’Ounas, le dernier souverain de la Ve dynastie, de Téti, Pépy Ier, Mérenrê et Pepy II, de la VIe dynastie. Contrairement à l’opinion de Mariette, cinq des pyramides soi-disant muettes de Saqqarah en moins d’un an se mirent à parler. Ainsi était révélée la plus ancienne des compositions funéraires de l’humanité: sur des milliers de colonnes d’inscriptions, un ensemble de formules religieuses, d’hymnes, de proscriptions diverses permettant à pharaon de gagner l’éternité, selon une perpétuelle renaissance. Sans aucun des instruments de travail que nous possédons maintenant, Gaston Maspero réussissait aussitôt, au fur et à mesure de la découverte et de la copie, à publier l’intégralité de ces textes si difficiles. Ce n’est pas sans émotion que j’ai pu feuilleter à la bibliothèque de l’Institut les petits carnets que Maspero glissait dans sa poche afin de pouvoir garder les mains libres, lors de ses difficiles explorations. Car il fallait se glisser, parfois au péril de la vie, dans les enchevêtrements monstrueux de blocs et les innombrables fragments provenant de l’exploitation en carrière de ces espaces souterrains.
Une seconde découverte, particulièrement retentissante, fut celle de la cachette des momies royales de Deir-el-Bahari. Ce serait un vrai roman policier de vous en conter les épisodes — et comment le chef des pilleurs Ahmed Abd-el-Rassoul conduisit lui-même les représentants du service des Antiquités vers les onze momies de souverains des XVIIIe-XXe dynasties, auxquelles s’ajoutaient celles de reines et de princesses ainsi que les restes d’un important mobilier funéraire. Quelques années plus tard, en novembre 1886, lors de la séance publique annuelle de notre Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Maspero présenta ici-même un exposé intitulé «Les momies royales d’Égypte récemment mises au jour». «L’Égypte est vraiment la terre des merveilles! disait-il en conclusion. Elle ne se contente pas […] de nous restituer les monuments dont on refait l’histoire du passé; elle nous rend les hommes mêmes qui ont érigé les monuments et fait l’histoire. Les grands souverains Thoutmos (is) III, Séti Ier, Sésostris (notre RamsèsII), Ramsès III […] on les voit, on les touche, on mesure leur taille, on jauge la capacité de leur cerveau, on sait quelle était la coupe de leur nez et de leur bouche, s’ils étaient chauves, s’ils avaient quelque infirmité secrète, et, comme s’il s’agissait d’un contemporain, on publie leur portrait d’après nature, en photographie.» Retracer le bilan complet des entreprises et des découvertes de Gaston Maspero nous retiendrait durant des heures. Je mentionnerai seulement les travaux menés dans l’ancienne Thèbes: le dégagement du grand temple de Louxor, après la difficile expropriation des habitants du village établi sur les lieux — il ne fallut pas moins de trois années de négociations pour aboutir, ainsi qu’une souscription ouverte par le Journal des Débats et le Times pour réunir les fonds nécessaires — ou encore la consolidation de l’ensemble des temples impériaux de Karnak. On se reportera aux lumineux Rapports à l’Institut égyptien sur les fouilles exécutées en Égypte que Maspero rédigeait chaque année, sans compter un volumineux mémoire intitulé Trois années de fouilles dans les tombeaux de Thèbes et de Memphis. Parallèlement se poursuivit la mise on place d’un service des Antiquités, désormais pourvu d’organes administratifs, et l’élaboration d’une législation plus appropriée pour la préservation du patrimoine archéologique.
En évoquant ce bilan positif, il ne faudrait pas perdre de vue les difficultés rencontrées: celles de la vie quotidienne, celles aussi dues aux événements, tel que la terrible crise de l’été 1882, avec la révolte nationaliste d’Arabi et le bombardement d’Alexandrie par les Anglais: départ en «catastrophe» de Louise Maspero (qui venait de perdre un enfant mort à la naissance) et de sa mère Mme d’Estournelles de Constant, du directeur et des élèves de l’École du Caire; la capitale égyptienne ayant été reprise par les Anglais le 15 septembre, dès le 16 Maspero et son épouse quittèrent Paris pour être de retour au Caire le 22 septembre; d’Alexandrie au Caire, au fur et à mesure de l’avancée du train, on reposait de place on place les rails arrachés par les insurgés: douze heures d’une aventure périlleuse au lieu de l’habituel trajet en trois heures. En 1883, ce fut une épidémie de peste.
En 1886, considérant son devoir comme accompli, Gaston Maspero pouvait légitimement songer à confier à d’autres sa lourde charge. Sa propre santé et surtout celle de sa jeune femme Louise commençaient à s’altérer. Craignant fort pour ses deux fils survivants, Henri et Jean, cette dernière était décidée à les laisser en France. Or Maspero n’envisageait guère de voir grandir ses enfants loin de lui. Il voulait également reprendre sa chaire, se consacrer pleinement à son travail scientifique et surtout publier. Ayant obtenu la nomination à son poste d’un de ses disciples français, Eugène Grébaut, il pouvait quitter Le Caire en juillet 1886 avec le sentiment de ne pas avoir démérité.
Gaston Maspero rentrait d’ailleurs à Paris avec les honneurs, ayant été élu le 30 novembre 1883 — il avait alors 32 ans — à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres. Voici un extrait de sa lettre de candidature adressée au président de l’époque, l’helléniste et orientaliste Léon Heuzey: «Je ne me dissimule point ce que ma demande a de téméraire (c’est ce que l’on nomme en rhétorique une hyperbole), mais depuis seize ans que je me suis consacré à l’étude des monuments égyptiens j’ai publié, sur différents points d’histoire, de grammaire et de mythologie beaucoup de mémoires… ils m’ont valu la bonne fortune d’être appelé à remplacer M. de Rougé au Collège de France et M. Mariette dans la direction des fouilles d’Égypte: peut-être me vaudront-ils l’honneur d’être appelé à siéger parmi vous?» Pour cette élection, une anecdote reste célèbre dans les annales de notre Compagnie: devant un succès assuré, certains, pour préparer l’avenir, crurent pouvoir à un premier tour donner leur suffrage à Gustave Schlumberger, d’ailleurs un des meilleurs amis de Maspero; mais cette bienveillance dépassa la mesure et l’«on put penser un instant que l’égyptologie allait être battue par le byzantinisme»; au second tour; Gaston Maspero eut une magnifique élection.
Pour être différente, l’activité que l’illustre savant déploya à Paris, treize années durant — de 1886 à 1899 —, ne fut pas moindre qu’en Égypte. Il reprit évidemment son cours au Collège de France et ce fut une période d’une intense production scientifique: outre les Inscriptions des pyramides de Saqqarah, l’Histoire ancienne des peuples de l’Orient classique, déjà évoqués, il donna également un traité sur L’archéologie égyptienne (1887), un Catalogue du musée égyptien de Marseille (1889), sans compter un grand nombre d’articles et de mémoires: Les momies royales de Deir-el-Bahari publié on 1889; les Fragments de la version thébaine de l’Ancien Testament, sortis des presses en 1892; les Tombeaux thébains, parus en 1894. Enfin en 1893, il entreprenait de rassembler tous les écrits notables des égyptologues français jusqu’alors dispersés dans des livres tirés à peu d’exemplaires, dans des revues et des journaux d’accès difficile: c’est la précieuse Bibliothèque égyptologique qui comptera quarante volumes à sa mort, renfermant les œuvres de Chabas, Rougé, Mariette, Rochemonteix, Devéria, Lefébure, de Maspero lui-même ainsi que les lettres de Champollion le Jeune.
Dans les toutes dernières années du siècle, la prédominance culturelle française en Égypte se trouva lourdement compromise. Ce fut une période de tension entre la France et le Royaume-Uni, dont l’incident de Fachoda ne fut qu’un des épisodes les plus fameux. Le successeur de Maspero, Eugène Grébaut, avait eu plusieurs conflits regrettables avec les autorités britanniques. Si Jacques de Morgan, un spécialiste de la Perse antique, directeur de 1892 à 1897, avait un temps rétabli des relations équilibrées, il en fut de nouveau autrement avec Victor Loret, directeur de 1897 à 1899, qui fut réduit à démissionner. Du fait de son envergure scientifique, de son expérience du pays et de ses anciennes relations avec les autorités anglaises, spécialement avec celui qui depuis 1883 était le consul général au Caire, Sir Evelyn Baring, le futur Lord Cromer, Gaston Maspero était le seul à pouvoir rétablir la situation. Le 1er novembre 1899, il s’installait de nouveau en Égypte oò devait régner bientôt davantage de sérénité, car on s’avançait insensiblement vers l’Entente cordiale. Il y restera directeur du service des Antiquités jusqu’en juillet 1914, date à laquelle il prit sa retraite, son état de santé s’étant lentement dégradé.
Ces quinze nouvelles années d’Égypte furent particulièrement riches d’activités. Nous sommes d’ailleurs bien renseignés sur cette période par les courriers qu’avec une régularité exemplaire — on moyenne deux ou trois lettres par semaine — Gaston Maspero faisait parvenir à sa femme Louise; il ne quittait jamais le Caine avant la fin juillet-début aoôt pour y retourner fin octobre, son épouse gagnant la France environ un mois auparavant et ne la quittant qu’à la fin novembre.
Tout d’abord, la grande affaire du second mandat de Gaston Maspero en Égypte fut celle de l’installation du nouveau musée archéologique élevé au Caire sur les plans de l’architecte Marcel Dourgnon dans le quartier de Qasr el-Nil et inauguré on 1902; il dut inventorier, consolider et emballer les collections. Maspero trouva aussi le temps de veiller à la réorganisation de ses services, créant notamment un certain nombre de musées provinciaux afin d’alléger le musée du Caire — en particulier le musée d’Alexandrie.
Des musées sans publications demeurent des lieux sans vie. Maspero remania donc on 1902 son Guide du visiteur au musée de Boulaq qui, augmenté, devint le Guide du visiteur au musée du Caire. Outre la brève description d’un certain nombre de pièces exposées, c’était aussi un petit traité des antiquités égyptiennes dont le succès auprès du public répondit à son haut degré de vulgarisation; il sera traduit en plusieurs langues et connaîtra de multiples rééditions. Plus tard, on réunira les articles fort appréciés qu’il donnait au Temps et au Journal des Débats dans deux volumes intitulés Causeries d’Égypte et Ruines et paysages d’Égypte; il publiera également en 1912, dans la collection «Ars Una», l’élégant volume Égypte, une histoire complète de l’art égyptien de l’époque thinite à l’occupation romaine. Pour autant Maspero ne négligea pas le monde savant: en 1902 il lança la grande entreprise du Catalogue général des antiquités égyptiennes du musée du Caire, auquel il adjoignit plus tard celui du musée d’Alexandrie; une cinquantaine de volumes sont parus sous son autorité.
Pour avoir un rapide aperçu des travaux sur le terrain, il nous reste les Rapports sur la marche du service des Antiquités que Gaston Maspero adressait alors chaque année au ministère des Travaux publics, et qu’il jugea utile on 1912 de rassembler en un seul volume pour les années 1899-1910; ces derniers permettent de mesurer l’ampleur des efforts qu’il consacra, pour l’essentiel, à la conservation, la reconstruction, ou la restauration des monuments de Haute-Égypte, trop souvent négligés.
Lorsqu’en 1904 les Anglais décidèrent — afin d’améliorer les capacités d’irrigation de la Vallée du Nil — de relever de sept mètres la hauteur du barrage d’Assouan, menaçant ainsi d’engloutissement, au moins partiel, un grand nombre d’édifices religieux de Basse-Nubie, dont ceux de l’île de Philae, Maspero. après négociation, réussit à obtenir des subsides suffisants (1,6 million de livres sterling!) pour isoler les temples et les consolider, mais aussi relever et publier leurs inscriptions. En cinq années, avec l’aide de l’Italien Barsanti, quatorze temples situés entre Assouan et Ouadi-Halfa furent alors l’objet de travaux et d’études. Quant à l’île de Philae, dont le barrage vouait le fameux temple d’Isis à l’immersion partielle, il en fit renforcer les vestiges. Le bilan de cette œuvre remarquable est la série des Temples immergés de Nubie.
Pour rendre pleinement justice à l’œuvre de Maspero, il faudrait encore citer les recherches menées à Saqqarah, et tant de travaux à Karnak et sur la rive gauche thébaine.
Avant de quitter l’Égypte, Gaston Maspero avait réglé sa succession: Pierre Lacau, son ancien élève au Collège de France et à l’École pratique des Hautes Études, directeur de l’Institut français d’archéologie orientale depuis 1912, sera nommé directeur du service des Antiquités; avec une interruption pour venir combattre en France, Pierre Lacau le restera jusqu’en 1936.
À son retour à Paris, après le décès de l’helléniste Georges Perret, Secrétaire perpétuel de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, Maspero fut élu pour le remplacer le 24 juillet 1914. Les courriers qu’il adressa à son épouse Louise, alors en villégiature, permettent de suivre dans le détail les prolégomènes de cette élection, certains ayant fait courir le bruit que Maspero souhaitait encore prolonger son séjour en Égypte. L’élection cependant fut triomphale. En fait Gaston Maspero était alors au sommet de sa gloire; appartenant à toutes les académies d’Europe ainsi qu’à l’American Academy of Arts and Sciences, docteur honoris causa, Commandeur de la Légion d’honneur, il avait été aussi reçu on 1909 dans l’ordre britannique des Saints-Michel-et-Georges, ce qui lui donnait droit à l’appellation de Sir.
Bien que fatigué par le travail si intense qu’il avait fourni en Égypte, Gaston Maspero publia un mémoire intitulé Chansons populaires recueillies dans la Haute-Égypte de 1900 à 1914 — petite mine pour les ethnographes — qu’il avait collectées durant ses tournées d’inspection annuelles — et entreprit une Introduction à l’étude de la phonétique égyptienne.
Cependant, bouleversé par la perte de son fils Jean, mort au champ d’honneur en février 1915, Maspero ne lui survécut guère. Affaibli par une attaque survenue à cette terrible nouvelle, il conserva néanmoins jusqu’au dernier moment la plénitude de ses qualités intellectuelles. Il décéda le vendredi 30 juin 1916 en présentant à ses confrères, dans la grande salle des séances de l’Institut, la liste des livres offerts à l’Académie; mais laissons la parole à Hemi Cordier, le sinologue, son ami de toujours, qui, tout à son émotion, nous a conservé la mémoire de cette journée funeste:
«Il (Maspero) s’arrêta et ne put que dire: «Mes chers confrères, je vous prie de m’excuser, je ne me sens pas bien.» Sa tête s’inclina sur sa poitrine, il pâlit, un petit râle le secoua, le sang monta à son visage, puis, devenu d’une blancheur mortelle, il se renversa en arrière sur sa chaise. Tout était fini.» Avec Gaston Maspero disparaissait le dernier savant qui ait été un égyptologue complet, tout aussi à l’aise dans la philologie et l’étude des textes que dans l’archéologie et l’interprétation historique — et ceci de la très lointaine protohistoire jusqu’à la basse époque gréco-romaine et même aux études coptes. D’une incommensurable érudition, il a su donner, dans un style élégant, des synthèses lumineuses; pour tant de jeunes a jailli de ses ouvrages l’étincelle de la vocation. Administrateur hors pair, il a consacré une part considérable de ses efforts à l’organisation de notre science. Par ses activités inlassables dans la vallée du Nil, oò son nom continue d’être respecté, à Paris même tant au Collège de France que dans notre Institut, il apparaît comme le digne héritier de Champollion et de Mariette, le modèle pour des générations de savants non seulement en France mais sur la scène internationale. Il n’était donc que justice d’honorer cet après-midi le souvenir de Gaston Maspero, dans la longue chaîne d’amicale coopération entre l’Égypte et la France.

 
academie des inscriptions et belles-lettres comptes rendus des seances de l'annee 1998 un egyptologue: gaston maspero par m. jean leclant, secretaire perpetuel de l'academie paris, diffusion de boccard, 11 rue de medicis, 1998 egyptologues.net la presente annee 1998 a ete marquee par de tres nombreuses manifestations celebrant deux siecles d'amitie et de collaboration scientifique et culturelle entre l'egypte et la france: dans le sillage de l'expedition d'egypte, sous le vocable quelque peu enigmatique d'"horizons partages", se sont ainsi multiplies a travers france et egypte expositions, colloques et conferences. parmi les signes multiples de la passion de la france pour l'egypte se distingue la vigueur de l'ecole egyptologique francaise; ici-meme notre compagnie a eu l'occasion, a plusieurs reprises, de rendre hommage aux deux figures emblematiques de l'egyptologie que sont jean-francois champollion, le genial dechiffreur de l'enigme des hieroglyphes, et mariette-pacha, le fondateur de l'archeologie de terrain; sans doute convenait-il d'y associer, cette annee, la personnalite et l'oeuvre de gaston maspero. ajoutons que 1998 est aussi l'annee du centenaire de l'institut francais d'archeologie orientale du caire, cree par le decret du 17 mai 1898 - et, dans quelques instants, nous aurons a rappeler le role que gaston maspero joua dans la naissance de cette institution. en cette circonstance, nous voudrions adresser au directeur et aux membres de notre ifao - c'est le sigle qui designe la celebre ecole de la rue mounira au caire - nos compliments pour le travail accompli et nos voeux chaleureux pour la poursuite de leur oeuvre. avec gaston maspero, nous sommes en presence d'un immense savant, un maitre dans les domaines conjugues de l'archeologie, de la philologie et de l'histoire, le dernier sans doute qui put encore maitriser l'ensemble de plus de trente siecles de la gloire des pharaons; en vous invitant a participer a une magnifique aventure intellectuelle, il conviendra aussi de vous quelques episodes demeures bien mal connus - meme des egyptologues les mieux au fait de l'histoire de leur discipline - de ce qui a ete un veritable roman, la vie d'un homme particulierement attachant, sensible, genereux, dont le destin fut soumis, plus que pour beaucoup d'autres, aux aleas les plus divers de l'existence. prodigieusement doue, gaston maspero, bien conscient certes de sa valeur n'en tira jamais orgueil ni mepris; de ses papiers et de sa correspondance, de tous les temoignages que nous avons pu rassembler surgit l'image d'un savant d'une seduction exemplaire, toujours soucieux d'accomplir son devoir attentif aux problemes de sa famille - et, bien entendu, d'une eblouissante activite scientifique. dans nos domaines, il est de bonne methode de presenter de facon preliminaire les sources auxquelles il a ete puise. ceci est particulierement necessaire dans le cas present, car, a travers les discours officiels que n'a pas manque de susciter une telle personnalite scientifique, une sorte de "vulgate", s'est instituee qu'il importe assurement de renover. depuis longtemps, j'ai pu mesurer la richesse des veritables tresors que recelent les archives de la bibliotheque de notre institut de france; c'est effectivement un ensemble unique de documents qui m'attendaient a quelques pas de mon bureau, pour me permettre de rendre hommage a un illustre predecesseur; tant dans le domaine de l'egyptologie que dans le poste de secretaire perpetuel. franchissons sans plus tarder le seuil de notre bibliotheque et decouvrons ensemble le fonds maspero - impressionnant: non moins de soixante-trois cotes differentes. tout d'abord cinquante enormes volumes in-folio groupant les lettres adressees a maspero par plusieurs centaines de correspondants; s'y ajoutent douze boites rassemblant des documents divers: pieces administratives, carnets de chantiers, fiches, notes, croquis, caltes, plans, releves; cette enorme documentation - en tout plusieurs milliers de pieces - fut deposee en 1920 par la veuve de gaston maspero. il faut y joindre un dossier exceptionnel: vingt-quatre lettres adressees par maspero a renan entre 1877 et 1891 -, don en 1930 du r. p. vincent scheil, le celebre assyriologue, membre lui aussi de notre compagnie. pourtant, mon tableau resterait incomplet si je n'y ajoutais les nombreux documents que les descendants directs du celebre egyptologue, messieurs gerald et francois maspero, ont eu la generosite de me confier; j'en ai tire un tres grand benefice dont j'aimerais temoigner en les assurant de ma profonde reconnaissance au-dela de ce que relatent les notices necrologiques ou de ce qui ressort des documents officiels, ces lettres et ces papiers de famille permettent d'entrevoir le visage d'un gaston maspero autre que le tres grand administrateur ou le savant universellement consacre. enfin, j'ai beaucoup appris en consultant les souvenirs de blanche maspero, nee seyrig, la belle-fille de gaston maspero, l'epouse de son premier fils georges; ce typescript d'une centaine de pages est riche de details demeures souvent mal connus. le registre des actes de l'etat-civil du 1er arrondissement du departement de la seine atteste la naissance le 24 juin 1846, a quatre heures du matin, de "gaston camille charles, fils de pere non denomme et d'adela maspero, rentiere, agee de vingt-deux ans, native de milan (italie), demeurant rue de la ville leveque". reportons-nous a l'epoque tumultueuse des carbonari et du risorgimento. la tradition familiale a conserve le nom du pere, un noble napolitain, camillo marsuzi de aguirre, conspirateur en fuite. quant a adela evelina maspero, nee en fait en 1822, elle etait l'une des filles de la tres nombreuse famille d'un imprimeur milanais; diverses versions de la saga familiale rapportent plus d'un temoignage de son caractere fort difficile; en 1853, dans des conditions romanesques, elle epousa un jeune homme d'une famille d'armateurs brestois, qui venait d'echapper a un naufrage, eugene bazil. gaston maspero considera toujours comme ses soeurs et frere les enfants bazil; plus tard, il devait faire venir en egypte, pres de lui, son demi-frere herve bazil, qui deviendra directeur financier du service des antiquites; ainsi son nom se trouve-t-il inscrit sur la facade du musee du caire. interne au lycee louis-le-grand, gaston maspero fut un eleve particulierement studieux et brillant; bien entendu, il obtint toujours, de 1858 a 1865, le premier prix en histoire, jusqu'au concours general ou il se distingua par plusieurs accessits et le deuxieme prix de version grecque; comme le rapportent ses camarades d'etudes, il lisait du grec pour se distraire. c'est en decouvrant dans le manuel d'histoire ancienne de duruy un texte en hieroglyphes que le jeune gaston succomba aux charmes de l'egypte: il avait douze ans. sa curiosite le conduisait alors souvent au musee du louvre. un jour de 1860, le libraire vieweg, installe rue de richelieu, remarqua a sa vitrine un garconnet qui devorait du regard un beau livre d'egyptologie, puis se decida a entrer; il presenta une piece de 5 francs pour tout paiement - toute sa fortune! l'ouvrage valait beaucoup plus, mais, apres avoir constate les connaissances du son jeune client, il le lui vendit a ce prix en ajoutant: "promettez-moi, quand vous serez un savant, de me donner vos livres a editer". maspero promit et tint parole: c'est chez vieweg qu'il fera publier en 1882 le serapeum de memphis, ouvrage posthume de manette. gaston maspero entre a 19 ans, en 1865, a l'ecole normale superieure. sa rencontre avec mariette date de 1867, lorsque ce dernier, qui avait la charge du pavillon egyptien de l'exposition universelle, sejourna a paris; a un diner chez ernest desjardins, le maitre en epigraphie latine, deux agregatifs conterent qu'un de leurs camarades etait capable d'expliquer sans hesiter ce qui etait grave sur l'obelisque, dit l'un, sur les steles du louvre rencherit le second. mariette resta sceptique, mais voulut bien eprouver le neophyte. il lui fit donc remettre une copie du texte de la "stele dite du songe", qu'on venait de decouvrir au gebel barkal, dans les ruines de napata, l'ancienne capitale du royaume de koush. huit jours plus tard, il en recevait la traduction, essai qui sera publie en 1868 dans la revue archeologique. un evenement imprevu devait pourtant briser le cours d'une destinee qui semblait deja toute tracee: l'affaire sainte-beuve. entre depuis peu au senat, l'homme de lettres avait prononce le 25 juin 1867 un discours sur la liberte de penser, la bibliotheque municipale de saint-etienne ayant refuse d'admettre le dictionnaire philosophique de voltaire et les confessions de rousseau, ce qui fit grand bruit. ayant recu pour leur loterie de bienfaisance quelques ouvrages de sainte-beuve, les jeunes normaliens jugerent bon de le remercier dans une lettre ou ils le felicitaient pour son attitude; en sa qualite de cacique de troisieme armee, maspero fut charge de la lui remettre. une feuille radicale publia la lettre qui lui avait ete imprudemment communiquee - scandale qui obligea le ministre de l'instruction publique victor duruy a sevir. administrateur severe, pasteur renvoya les eleves de la rue d'ulm. a la rentree suivante on accepta, moyennant retractation, de les reintegrer. un seul refusa de signer l'"acte de soumission": gaston maspero. ne plus preparer l'agregation, c'etait renoncer a la carriere universitaire. il vivota alors, donnant des lecons, corrigeant des epreuves d'imprimerie. recommande aupres d'un riche americain du sud, vicente fidel lopez, ambassadeur d'argentine en uruguay, qui cherchait a s'adjoindre un philologue pour l'aider dans ses travaux sur le quichua, une des langues peruviennes dont il voulait demontrer les origines aryennes, notre refractaire gagna montevideo le 26 decembre 1867, apres une traversee de trente-deux jours. s'il ne fut pas gagne par les hardiesses philologiques de son hote, il pouvait sembler pret a succomber aux attraits financiers du nouveau-monde: "m. lopez, ecrit-il, s'est offert a me faire obtenir a l'universite de cette ville (montevideo) une chaire de grammaire comparee qui a ce qui parait sera tres utile, mais ajoute-t-il amuse, tres utile a qui? je n'en sais rien, a moins que ce ne soit a moi qui serait paye 80 a 100 piastres par mois, soit 4 ou 500 francs (une belle somme a l'epoque!)". il tient aussi a rassurer sa mere, inquiete d'un possible mariage: "les jeunes filles ici ne savent rien faire que s'habiller et jouer de l'eventail, qu'elles manoeuvrent d'ailleurs admirablement." dans un autre courrier ou il vante la richesse de l'uruguay, il ajoute: "n'allez pas croire d'apres ce que je dis la que je quitte le sanscrit et l'egyptien pour des moutons." en effet, c'est a montevideo qu'il traduisit l'hymne au nil d'apres des papyri conserves au british museum. rapidement, aux reves de fortune, gaston maspero prefera la science. fin juillet 1868, il etait de retour a paris, ou les circonstances, cette fois, allaient jouer en sa faveur. l'ecole pratique des hautes etudes venait d'etre fondee par victor duruy, et l'enseignement de l'egyptologie y etait confie a emmanuel de rouge, professeur au college de france et membre de l'institut depuis 1853. ce dernier fit attribuer a maspero le poste de repetiteur: ce fut le coup d'envoi de sa carriere. les emoluments etaient bien maigres; mais le "tapirat" a toujours ete une pratique normalienne. l'une des eleves de maspero est particulierement illustre: c'est l'imperatrice eugenie, a laquelle il donna en 1869, six semaines durant, une dizaine de lecons sur l'histoire et la civilisation egyptiennes, afin qu'elle puisse se rendre en egypte "bien preparee" pour l'inauguration prochaine du canal de suez. a cet episode demeure attachee une belle anecdote ou se revele la droiture de maspero: avant de debuter son office, qu'il devait a l'amitie de frohner, notre jeune savant jugea bon d'avertir l'entourage imperial qu'il avait ete renvoye de l'ens pour liberalisme; ce a quoi napoleon iii lui aurait fait repondre que cela n'avait pas d'importance puisque lui-meme etait liberal. c'est meme une lettre emanant du secretariat des commandements de l'imperatrice adressee le 21 aout 1869 qui recommanda l'arret de toutes poursuites contre gaston maspero pour le remboursement de ses frais de pension a l'ens. parmi ses eleves se trouvaient aussi les enfants du banquier berend; il fut ainsi invite a de nombreuses receptions, lui ouvrant les portes du tout-paris financier et artistique. au salon de mme gaillard, maspero fit la connaissance de stephane mallarme et d'henri cazalis (le parnassien jean lahor) ainsi que de l'egerie des deux poetes: henriette yapp, dite ettie, fille d'edouard yapp, correspondant francais du daily telegraph; ravissante beaute, elle inspira un amour malheureux a lahor, immortalise dans un poeme a une jeune fille "sperata" - dont voici deux vers evocateurs: "le beau ciel profond de ton regard sperata! et que la vie est sainte a l'ombre de tes tresses d'or"; ettie yapp allait devenir bientot l'epouse de gaston maspero. c'est la egalement qu'il rencontra paul d'estournelles, petit-neveu de benjamin-constant et frere de louise, celle qui sera sa seconde femme. la guerre surprit maspero alors qu'il travaillait en angleterre a la traduction du papyrus abbott. il n'hesita pas un seul instant et revint en france pour prendre part aux combats. malgre les instances d'ettie et des siens qui regrettaient qu'un savant deja aussi renomme risquat sa vie, maspero s'engagea dans la garde mobile. "si je suis quelqu'un, ecrivait-il, c'est en france que je le suis, et par la france. en droit, je ne dois rien a la france, puisque je suis etranger - en fait je lui dois d'autant plus que je suis etranger, quelle n'etait tenue a rien, et qu'elle a tout fait pour moi." maspero prit part aux combats de buzenval et de montretout. ayant risque au feu le prix de sa vie, il demanda sa naturalisation - et l'obtint aussitot: elle est datee du 12 janvier 1871. puis ce furent les epreuves du siege de paris et de la commune. les yapp ayant quitte paris en avril 1871, maspero envoyait a ettie lettres et coupures de presse pour nourrir ses chroniques, les causeries de paris, ou elle apprenait aux londoniens les souffrances des parisiens; cette correspondance est d'un interet inestimable pour l'histoire de cette sombre periode. le 30 juillet 1871 ettie yapp regagna paris. voulant mettre a l'epreuve son soupirant, elle mit en parallele son amour et sa carriere; maspero repondit en lut envoyant un projet de lettre de demission, lui laissant le soin de l'expedier a l'ecole pratique des hautes etudes; elle ne le fit pas, vous l'aurez devine. "la lettre a m. le directeur, lui ecrit-elle, je l'ai dechiree bien vite… je vois que vous avez mis un sens different a celui que je mettais moi-meme a mes paroles de femme - paroles d'une femme bien exigeante et bien enfant, qui voulait savoir tout le sacrifice que vous seriez pret a lui faire, sans jamais vouloir l'accepter. de plus, vos beaux travaux et votre science ne feront jamais, en quelques relations que nous puissions etre l'un avec l'autre - que me rapprocher de vous. j'ai ete contente - et fiere aussi - de vos succes, et ce sera toujours mon grand plaisir de les voir s'accroitre; sans parler de nous, pour moi-meme seulement; je serais malheureuse au possible de vous voir prendre d'autres emplois que ceux que vous avez… je le repete, votre science serait ma belle et grande amie, jamais mon ennemie - si ce n'est que je me sens ignorante a cote de vous. mais si ceci ne vous faisait rien, meme cette chose deviendrait un plaisir de plus." une fois le consentement paternel obtenu, le manage eut lieu le 11 novembre 1871 a la chapelle de l'ambassade d'angleterre. de cette union naquirent bientot, a bref intervalle, deux enfants, georges et isabelle: c'est la branche protestante de la famille maspero. georges devait faire plus tard sa carriere en indochine, epousant blanche seyrig; le nom de seyrig, d'une grande famille protestante de l'est, est certes familier pour notre compagnie, puisque l'helleniste henri seyrig fut longtemps notre confrere; plusieurs des petits enfants et arriere-petits enfants de georges maspero et blanche seyrig sont cet apres-midi parmi nous. quant a isabelle, connue sous le diminutif de belia, elle devait se marier en suisse a un pasteur, armand duckert. ces nouveaux bonheurs ne freinerent en rien l'etonnante activite scientifique de gaston maspero. fin 1872, il soutint en sorbonne ses theses de doctorat. la principale s'intitulait du genre epistolaire chez les anciens egyptiens; la these complementaire - qu'il songea meme un temps a rediger en grec, ce qui lui fut deconseille -, de carckemis oppidi situ et historia antiquissima: karkemish, au coude de l'euphrate, la celebre cite hittito-syrienne. apres le deces d'emmanuel de rouge en decembre 1872, c'est tout naturellement maspero qui fut propose - par 21 bulletins contre 5 blancs - pour la succession a la chaire de philologie et antiquites egyptiennes du college de france. il n'avait que 26 ans. charge de cours d'abord, il fut titularise professeur par decret du 4 fevrier 1874; il le restera jusqu'a sa mort et enseignera ainsi quelque quarante-deux ans. cette heureuse periode, tant sur le plan personnel que d'un point de vue scientifique, fut brutalement cassee. le 20 septembre 1873, quelques jours apres la naissance de bella, ettie succombait d'une peritonite infectieuse: elle avait 27 ans. gaston maspero fut litteralement abattu par ce coup inattendu du sort; cet homme de raison se tourna alors vers le spiritisme et frequenta le cabinet d'une medium a la mode, la theosophe mme blavatsky, qui se vantait de provoquer l'apparition des defunts. de cette tragedie, il demeure un temoignage litteraire saisissant, un sonnet des hommages et tombeaux du fidele mallarme, compose, je cite, "pour votre chere morte, son ami". dans cette evocation poignante et teintee d'un baudelairisme subtil, la belle disparue s'adresse, avec une serenite lointaine et une amoureuse compassion, au survivant qui, reste en vie, ne peut, a son desespoir, venir prendre place a ses cotes. en voici le premier quatrain: "- sur les bois oublies quand passe l'hiver sombre tu te plains, o captif solitaire du seuil, que ce sepulcre a deux qui fera notre orgueil helas! du manque seul des lourds bouquets s'encombre." a ce vide terrible cause par un deces survenu, contre toute attente, a la fleur de l'age, repond ce manque de fleurs qu'il est impossible de trouver en hiver, quelqu'en soit le desir… mise en abyme vertigineuse ou seul le manque peut aider a combler l'absence. maspero recut maintes lettres de condoleances dont une demeure particulierement emouvante: celle envoyee d'egypte par auguste mariette, qui se rappelait avoir connu un chagrin identique, sans compter la perte de cinq de ses dix enfants: il engageait son jeune collegue a travailler pour oublier - ce qu'il fit. les cours de gaston maspero devaient lui valoir, on le sait, une grande notoriete; un public toujours plus nombreux s'y bousculait. ses lecons etaient d'une extreme variete: elles touchaient a l'archeologie, a l'histoire, a la grammaire, a l'explication de textes ainsi qu'a la religion. il forma ainsi une generation d'egyptologues, dont plusieurs devaient bientot se retrouver avec lui en egypte: maxence de rochemonteix sera administrateur dans la commission des domaines de l'etat egyptien de 1879 a 1885, puis entreprendra la copie des textes d'edfou; eugene lefebure, qui apres de solides etudes etait entre dans le service des postes, s'affirma comme un poete parnassien tres lie a mallarme; il sera charge de conferences d'egyptologie a lyon, puis professeur a l'ecole superieure des lettres d'alger; eugene grebaut, urbain bouriant, victor loret c'est alors que gaston maspero elabora sa traduction commentee des contes populaires de l'egypte ancienne, et qu'il redigea son histoire ancienne des peuples de l'orient publie pour la premiere fois en 1875 sous forme de petit manuel; augmente et bien illustre, ce sera le livre de chevet pour plusieurs generations d'orientalistes, dans lequel, encore aujourd'hui, bien des tresors peuvent etre puises; plus tard on le publiera en trois magnifiques volumes in-4° sous le titre histoire ancienne des peuples de l'orient classique. mais n'anticipons pas et arretons-nous au tournant 1880-1881, decisif dans la vie et dans l'oeuvre de gaston maspero. c'est a la fin d'octobre 1880 que gaston maspero, alors age de 34 ans, epousa louise balluet d'estournelles de constant de rebecque; nous avons deja rencontre son frere. tres liee a sa mere, louise avait 22 ans. l'ensemble des lettres que gaston maspero lui adressa - et qui sont conservees - constitue un extraordinaire tresor de tendresse et permet de revivre - de semaine cri semaine, pourrions-nous dire lorsqu'ils etaient separes - la carriere et le developpement scientifique de gaston maspero. de cette union sont issus successivement henri maspero, ne en 1883, et jean maspero on 1885. madame gaston maspero vecut jusqu'en 1952 et j'ai eu ainsi le privilege, tout au debut de mes etudes d'egyptologie, de lui rendre deux fois visite rue schaeffer: sur une grande table ronde, dominees par une grosse gerbe de roses rouges, des photographies retenaient aussitot l'attention: gaston maspero; ses deux fils: henri maspero, le sinologue renomme, professeur au college de france, arrete par la gestapo et mort a buchenwald en 1945, et jean maspero, le byzantologue, heureux fouilleur du monastere copte de baouit, tombe a vauquois en argonne le 17 fevrier 1915; les deux fils aussi d'henri maspero, dont l'aine jean avait ete tue on 1944 dans les troupes liberant la france; le seul survivant de cette branche de la famille maspero est l'autre petit-fils. francois, bien connu comme editeur et publiciste. dans ce cadre combien impressionnant, madame maspero aimait se tenir au courant de l'egyptologie, qu'elle avait cotoyee toute sa vie durant. et pourtant il avait fallu les encouragements de sa mere pour qu'elle se decidat au debut de 1881 a gagner l'egypte, ou gaston maspero allait entamer une nouvelle phase de sa vie. depuis l'ete 1880, la sante d'auguste mariette, directeur du service des antiquites de l'egypte et du musee de boulaq, donnait des signes inquietants d'affaiblissement. maspero avait soumis des 1874 - sans succes, car mariette s'y etait oppose - un projet visant a creer une mission permanente au caire, pour permettre notamment aux eleves formes a l'ecole pratique de se frotter a l'archeologie de terrain; sachant l'interet de jules ferry pour ce projet, maspero le reprit, cette fois avec l'appui du grand renan et de l'influent publiciste gabriel charmes, frere de xavier charmes, directeur des missions au ministere de l'instruction publique le chef de mission - il avait alors 34 ans - debarqua en egypte au tout debut janvier 1881. il etait accompagne de sa jeune epouse louise, des apprentis egyptologues urbain bouriant et victor loret, d'hippolyte dulac, un arabisant, et du dessinateur-architecte jules bourgoin. mon premier soin, lit-on dans une lettre de maspero du 11 janvier 1881, a ete d'aller voir mariette. il est mieux que je ne l'imaginais, mais dans un etat a faire pitie. il ne quitte plus le lit que pour rester quelques minutes affaisse sur une chaise longue: le corps n'a plus de ressort et ne tient plus que par sa durete native. il pourra durer, mais ne reagira pas et ne surmontera pas la maladie. l'esprit est aussi vif que par le passe, mais adouci. nous avons ete recus sans gronderie et sans rudesse: depuis quelques jours, on nous attendait et on s'inquietait de ne pas nous voir venir." le 24 janvier, un autre courrier de gaston maspero souligne la rapidite des evenements: "mariette est mort le mardi 18 janvier a huit heures quarante minutes du soir et riez-pacha m'a annonce que le gouvernement egyptien m'avait choisi pour son successeur." en cette fin janvier 1881, les problemes ne manquaient pas pour gaston maspero. il s'agissait d'installer la mission, lui-meme et son epouse. on se logea d'abord chez la dame zanifa, une sage-femme du palais, dans une maison turque vert pistache entre deux ruelles; maspero poursuit dans sa lettre a egger; "je suis au premier avec deux chambres d'hotes, l'ecole est au second avec un escalier independant. nous possedons en commun un jardinet avec un puits d'eau et une terrasse d'ou on a le plus beau panorama qu'on puisse rever." il fallait aussi renover et agrandir le musee de boulaq, entreprise d'autant plus epuisante que les moyens financiers mis a sa disposition etaient minimes, mais maspero etait un homme aux multiples ressources, comme un passage d'une lettre adressee a renan le 20 decembre 1882 le laisse entrevoir: "j'ai du devenir entrepreneur de menuiserie pour eviter les frais. je dessine les armoires et je les fais executer sous mes yeux, en utilisant tous les vieux bois de rejet que nous avions en magasin et dont j'ai reussi a tirer quelques meubles qui ne jurent point avec les meubles du vieux-musee." les enfants de mariette etaient laisses sans ressources, quasiment a la rue. maspero devait leur venir en aide; c'est egalement lui qui plus tard, on 1901, obtiendra de la commission de la dette publique le vote d'un credit necessaire a l'erection d'une statue de mariette au caire. la mission archeologique, qui allait devenir l'ecole d'archeologie du caire
- c'est on 1898, comme nous l'avons rappele, que sera cree vraiment l'ifao -, gaston maspero en confia la direction administrative a son ancien eleve eugene lefebure, n'en conservant que l'animation scientifique. des 1881, maspero se fit accompagner de bouriant et loret pour remonter le nil en bateau jusqu'a la premiere cataracte. veritable decouverte du pays; regarder seulement avec interdiction absolue de copier des inscriptions en cours de route, ne fut-ce qu'un seul signe hieroglyphique. "des ruines, un site celebre: on amarrait et on allait contempler. chaque soir, le bateau s'arretait pour passer la nuit: les fellahs accouraient et nous prenions avec eux nos premieres lecons pratiques d'arabe parle." deux decouvertes litteralement sensationnelles marquerent les debuts de gaston maspero a la tete du service des antiquites. c'est d'abord le degagement des chambres funeraires des pyramides a textes de saqqarah, celles d'ounas, le dernier souverain de la ve dynastie, de teti, pepy ier, merenre et pepy ii, de la vie dynastie. contrairement a l'opinion de mariette, cinq des pyramides soi-disant muettes de saqqarah en moins d'un an se mirent a parler. ainsi etait revelee la plus ancienne des compositions funeraires de l'humanite: sur des milliers de colonnes d'inscriptions, un ensemble de formules religieuses, d'hymnes, de proscriptions diverses permettant a pharaon de gagner l'eternite, selon une perpetuelle renaissance. sans aucun des instruments de travail que nous possedons maintenant, gaston maspero reussissait aussitot, au fur et a mesure de la decouverte et de la copie, a publier l'integralite de ces textes si difficiles. ce n'est pas sans emotion que j'ai pu feuilleter a la bibliotheque de l'institut les petits carnets que maspero glissait dans sa poche afin de pouvoir garder les mains libres, lors de ses difficiles explorations. car il fallait se glisser, parfois au peril de la vie, dans les enchevetrements monstrueux de blocs et les innombrables fragments provenant de l'exploitation en carriere de ces espaces souterrains.
une seconde decouverte, particulierement retentissante, fut celle de la cachette des momies royales de deir-el-bahari. ce serait un vrai roman policier de vous en conter les episodes - et comment le chef des pilleurs ahmed abd-el-rassoul conduisit lui-meme les representants du service des antiquites vers les onze momies de souverains des xviiie-xxe dynasties, auxquelles s'ajoutaient celles de reines et de princesses ainsi que les restes d'un important mobilier funeraire. quelques annees plus tard, en novembre 1886, lors de la seance publique annuelle de notre academie des inscriptions et belles-lettres, maspero presenta ici-meme un expose intitule "les momies royales d'egypte recemment mises au jour". "l'egypte est vraiment la terre des merveilles! disait-il en conclusion. elle ne se contente pas […] de nous restituer les monuments dont on refait l'histoire du passe; elle nous rend les hommes memes qui ont erige les monuments et fait l'histoire. les grands souverains thoutmos (is) iii, seti ier, sesostris (notre ramsesii), ramses iii […] on les voit, on les touche, on mesure leur taille, on jauge la capacite de leur cerveau, on sait quelle etait la coupe de leur nez et de leur bouche, s'ils etaient chauves, s'ils avaient quelque infirmite secrete, et, comme s'il s'agissait d'un contemporain, on publie leur portrait d'apres nature, en photographie." retracer le bilan complet des entreprises et des decouvertes de gaston maspero nous retiendrait durant des heures. je mentionnerai seulement les travaux menes dans l'ancienne thebes: le degagement du grand temple de louxor, apres la difficile expropriation des habitants du village etabli sur les lieux - il ne fallut pas moins de trois annees de negociations pour aboutir, ainsi qu'une souscription ouverte par le journal des debats et le times pour reunir les fonds necessaires - ou encore la consolidation de l'ensemble des temples imperiaux de karnak. on se reportera aux lumineux rapports a l'institut egyptien sur les fouilles executees en egypte que maspero redigeait chaque annee, sans compter un volumineux memoire intitule trois annees de fouilles dans les tombeaux de thebes et de memphis. parallelement se poursuivit la mise on place d'un service des antiquites, desormais pourvu d'organes administratifs, et l'elaboration d'une legislation plus appropriee pour la preservation du patrimoine archeologique.
en evoquant ce bilan positif, il ne faudrait pas perdre de vue les difficultes rencontrees: celles de la vie quotidienne, celles aussi dues aux evenements, tel que la terrible crise de l'ete 1882, avec la revolte nationaliste d'arabi et le bombardement d'alexandrie par les anglais: depart en "catastrophe" de louise maspero (qui venait de perdre un enfant mort a la naissance) et de sa mere mme d'estournelles de constant, du directeur et des eleves de l'ecole du caire; la capitale egyptienne ayant ete reprise par les anglais le 15 septembre, des le 16 maspero et son epouse quitterent paris pour etre de retour au caire le 22 septembre; d'alexandrie au caire, au fur et a mesure de l'avancee du train, on reposait de place on place les rails arraches par les insurges: douze heures d'une aventure perilleuse au lieu de l'habituel trajet en trois heures. en 1883, ce fut une epidemie de peste.
en 1886, considerant son devoir comme accompli, gaston maspero pouvait legitimement songer a confier a d'autres sa lourde charge. sa propre sante et surtout celle de sa jeune femme louise commencaient a s'alterer. craignant fort pour ses deux fils survivants, henri et jean, cette derniere etait decidee a les laisser en france. or maspero n'envisageait guere de voir grandir ses enfants loin de lui. il voulait egalement reprendre sa chaire, se consacrer pleinement a son travail scientifique et surtout publier. ayant obtenu la nomination a son poste d'un de ses disciples francais, eugene grebaut, il pouvait quitter le caire en juillet 1886 avec le sentiment de ne pas avoir demerite.
gaston maspero rentrait d'ailleurs a paris avec les honneurs, ayant ete elu le 30 novembre 1883 - il avait alors 32 ans - a l'academie des inscriptions et belles-lettres. voici un extrait de sa lettre de candidature adressee au president de l'epoque, l'helleniste et orientaliste leon heuzey: "je ne me dissimule point ce que ma demande a de temeraire (c'est ce que l'on nomme en rhetorique une hyperbole), mais depuis seize ans que je me suis consacre a l'etude des monuments egyptiens j'ai publie, sur differents points d'histoire, de grammaire et de mythologie beaucoup de memoires… ils m'ont valu la bonne fortune d'etre appele a remplacer m. de rouge au college de france et m. mariette dans la direction des fouilles d'egypte: peut-etre me vaudront-ils l'honneur d'etre appele a sieger parmi vous?" pour cette election, une anecdote reste celebre dans les annales de notre compagnie: devant un succes assure, certains, pour preparer l'avenir, crurent pouvoir a un premier tour donner leur suffrage a gustave schlumberger, d'ailleurs un des meilleurs amis de maspero; mais cette bienveillance depassa la mesure et l'"on put penser un instant que l'egyptologie allait etre battue par le byzantinisme"; au second tour; gaston maspero eut une magnifique election.
pour etre differente, l'activite que l'illustre savant deploya a paris, treize annees durant - de 1886 a 1899 -, ne fut pas moindre qu'en egypte. il reprit evidemment son cours au college de france et ce fut une periode d'une intense production scientifique: outre les inscriptions des pyramides de saqqarah, l'histoire ancienne des peuples de l'orient classique, deja evoques, il donna egalement un traite sur l'archeologie egyptienne (1887), un catalogue du musee egyptien de marseille (1889), sans compter un grand nombre d'articles et de memoires: les momies royales de deir-el-bahari publie on 1889; les fragments de la version thebaine de l'ancien testament, sortis des presses en 1892; les tombeaux thebains, parus en 1894. enfin en 1893, il entreprenait de rassembler tous les ecrits notables des egyptologues francais jusqu'alors disperses dans des livres tires a peu d'exemplaires, dans des revues et des journaux d'acces difficile: c'est la precieuse bibliotheque egyptologique qui comptera quarante volumes a sa mort, renfermant les oeuvres de chabas, rouge, mariette, rochemonteix, deveria, lefebure, de maspero lui-meme ainsi que les lettres de champollion le jeune.
dans les toutes dernieres annees du siecle, la predominance culturelle francaise en egypte se trouva lourdement compromise. ce fut une periode de tension entre la france et le royaume-uni, dont l'incident de fachoda ne fut qu'un des episodes les plus fameux. le successeur de maspero, eugene grebaut, avait eu plusieurs conflits regrettables avec les autorites britanniques. si jacques de morgan, un specialiste de la perse antique, directeur de 1892 a 1897, avait un temps retabli des relations equilibrees, il en fut de nouveau autrement avec victor loret, directeur de 1897 a 1899, qui fut reduit a demissionner. du fait de son envergure scientifique, de son experience du pays et de ses anciennes relations avec les autorites anglaises, specialement avec celui qui depuis 1883 etait le consul general au caire, sir evelyn baring, le futur lord cromer, gaston maspero etait le seul a pouvoir retablir la situation. le 1er novembre 1899, il s'installait de nouveau en egypte ou devait regner bientot davantage de serenite, car on s'avancait insensiblement vers l'entente cordiale. il y restera directeur du service des antiquites jusqu'en juillet 1914, date a laquelle il prit sa retraite, son etat de sante s'etant lentement degrade.
ces quinze nouvelles annees d'egypte furent particulierement riches d'activites. nous sommes d'ailleurs bien renseignes sur cette periode par les courriers qu'avec une regularite exemplaire - on moyenne deux ou trois lettres par semaine - gaston maspero faisait parvenir a sa femme louise; il ne quittait jamais le caine avant la fin juillet-debut aout pour y retourner fin octobre, son epouse gagnant la france environ un mois auparavant et ne la quittant qu'a la fin novembre.
tout d'abord, la grande affaire du second mandat de gaston maspero en egypte fut celle de l'installation du nouveau musee archeologique eleve au caire sur les plans de l'architecte marcel dourgnon dans le quartier de qasr el-nil et inaugure on 1902; il dut inventorier, consolider et emballer les collections. maspero trouva aussi le temps de veiller a la reorganisation de ses services, creant notamment un certain nombre de musees provinciaux afin d'alleger le musee du caire - en particulier le musee d'alexandrie.
des musees sans publications demeurent des lieux sans vie. maspero remania donc on 1902 son guide du visiteur au musee de boulaq qui, augmente, devint le guide du visiteur au musee du caire. outre la breve description d'un certain nombre de pieces exposees, c'etait aussi un petit traite des antiquites egyptiennes dont le succes aupres du public repondit a son haut degre de vulgarisation; il sera traduit en plusieurs langues et connaitra de multiples reeditions. plus tard, on reunira les articles fort apprecies qu'il donnait au temps et au journal des debats dans deux volumes intitules causeries d'egypte et ruines et paysages d'egypte; il publiera egalement en 1912, dans la collection "ars una", l'elegant volume egypte, une histoire complete de l'art egyptien de l'epoque thinite a l'occupation romaine. pour autant maspero ne negligea pas le monde savant: en 1902 il lanca la grande entreprise du catalogue general des antiquites egyptiennes du musee du caire, auquel il adjoignit plus tard celui du musee d'alexandrie; une cinquantaine de volumes sont parus sous son autorite.
pour avoir un rapide apercu des travaux sur le terrain, il nous reste les rapports sur la marche du service des antiquites que gaston maspero adressait alors chaque annee au ministere des travaux publics, et qu'il jugea utile on 1912 de rassembler en un seul volume pour les annees 1899-1910; ces derniers permettent de mesurer l'ampleur des efforts qu'il consacra, pour l'essentiel, a la conservation, la reconstruction, ou la restauration des monuments de haute-egypte, trop souvent negliges.
lorsqu'en 1904 les anglais deciderent - afin d'ameliorer les capacites d'irrigation de la vallee du nil - de relever de sept metres la hauteur du barrage d'assouan, menacant ainsi d'engloutissement, au moins partiel, un grand nombre d'edifices religieux de basse-nubie, dont ceux de l'ile de philae, maspero. apres negociation, reussit a obtenir des subsides suffisants (1,6 million de livres sterling!) pour isoler les temples et les consolider, mais aussi relever et publier leurs inscriptions. en cinq annees, avec l'aide de l'italien barsanti, quatorze temples situes entre assouan et ouadi-halfa furent alors l'objet de travaux et d'etudes. quant a l'ile de philae, dont le barrage vouait le fameux temple d'isis a l'immersion partielle, il en fit renforcer les vestiges. le bilan de cette oeuvre remarquable est la serie des temples immerges de nubie.
pour rendre pleinement justice a l'oeuvre de maspero, il faudrait encore citer les recherches menees a saqqarah, et tant de travaux a karnak et sur la rive gauche thebaine.
avant de quitter l'egypte, gaston maspero avait regle sa succession: pierre lacau, son ancien eleve au college de france et a l'ecole pratique des hautes etudes, directeur de l'institut francais d'archeologie orientale depuis 1912, sera nomme directeur du service des antiquites; avec une interruption pour venir combattre en france, pierre lacau le restera jusqu'en 1936.
a son retour a paris, apres le deces de l'helleniste georges perret, secretaire perpetuel de l'academie des inscriptions et belles-lettres, maspero fut elu pour le remplacer le 24 juillet 1914. les courriers qu'il adressa a son epouse louise, alors en villegiature, permettent de suivre dans le detail les prolegomenes de cette election, certains ayant fait courir le bruit que maspero souhaitait encore prolonger son sejour en egypte. l'election cependant fut triomphale. en fait gaston maspero etait alors au sommet de sa gloire; appartenant a toutes les academies d'europe ainsi qu'a l'american academy of arts and sciences, docteur honoris causa, commandeur de la legion d'honneur, il avait ete aussi recu on 1909 dans l'ordre britannique des saints-michel-et-georges, ce qui lui donnait droit a l'appellation de sir.
bien que fatigue par le travail si intense qu'il avait fourni en egypte, gaston maspero publia un memoire intitule chansons populaires recueillies dans la haute-egypte de 1900 a 1914 - petite mine pour les ethnographes - qu'il avait collectees durant ses tournees d'inspection annuelles - et entreprit une introduction a l'etude de la phonetique egyptienne.
cependant, bouleverse par la perte de son fils jean, mort au champ d'honneur en fevrier 1915, maspero ne lui survecut guere. affaibli par une attaque survenue a cette terrible nouvelle, il conserva neanmoins jusqu'au dernier moment la plenitude de ses qualites intellectuelles. il deceda le vendredi 30 juin 1916 en presentant a ses confreres, dans la grande salle des seances de l'institut, la liste des livres offerts a l'academie; mais laissons la parole a hemi cordier, le sinologue, son ami de toujours, qui, tout a son emotion, nous a conserve la memoire de cette journee funeste:
"il (maspero) s'arreta et ne put que dire: "mes chers confreres, je vous prie de m'excuser, je ne me sens pas bien." sa tete s'inclina sur sa poitrine, il palit, un petit rale le secoua, le sang monta a son visage, puis, devenu d'une blancheur mortelle, il se renversa en arriere sur sa chaise. tout etait fini." avec gaston maspero disparaissait le dernier savant qui ait ete un egyptologue complet, tout aussi a l'aise dans la philologie et l'etude des textes que dans l'archeologie et l'interpretation historique - et ceci de la tres lointaine protohistoire jusqu'a la basse epoque greco-romaine et meme aux etudes coptes. d'une incommensurable erudition, il a su donner, dans un style elegant, des syntheses lumineuses; pour tant de jeunes a jailli de ses ouvrages l'etincelle de la vocation. administrateur hors pair, il a consacre une part considerable de ses efforts a l'organisation de notre science. par ses activites inlassables dans la vallee du nil, ou son nom continue d'etre respecte, a paris meme tant au college de france que dans notre institut, il apparait comme le digne heritier de champollion et de mariette, le modele pour des generations de savants non seulement en france mais sur la scene internationale. il n'etait donc que justice d'honorer cet apres-midi le souvenir de gaston maspero, dans la longue chaine d'amicale cooperation entre l'egypte et la france.