Les pyramides de Méroé ont fait rêver des générations de voyageurs, mais le Soudan dont elles sont l’emblème demeure largement méconnu. D’où cet ouvrage encyclopédique, première synthèse sur les brillantes civilisations qui s’y sont succédé, de la préhistoire à la période contemporaine, marquée,malgré les difficultés, par une réelle fécondité artistique.
Préfacé par l’auteur de Méroé et de Port-Soudan, Olivier Rolin, cet ouvrage s’inscrit dans la collection « études d’égyptologie » dirigée par Nicolas Grimal, professeur au Collège de France. Des spécialistes reconnus y font état des découvertes scientifiques les plus récentes ; il n’en est pas moins facile d’accès grâce à la clarté des contributions et à l’abondance de l’iconographie.
« Le Soudan est la laisse de haute mer des cultures méditerranéennes : difficilement atteint par la marée, il garde sur ses sables lointains ce qu’ailleurs le flux a depuis longtemps remporté. Mais on ne saurait réduire les cultures soudanaises à des imitations tardives et obstinées de concepts forgés en Égypte. Dans bien des domaines, elles ont innové ou porté à leur perfection des éléments empruntés et recombinés. » Claude Rilly
Claude Rilly, égyptologue et linguiste, spécialiste de renommée internationale de la langue de Méroé, chercheur au Cnrs (Llacan), directeur des fouilles de Sedeinga, ex-directeur de la Section française de la direction des Antiquités du Soudan (Sfdas).
Marc Maillot, chercheur-pensionnaire à la Sfdas, spécialiste de l’architecture et de l’urbanisme antique, rattaché au Cnrs, à la Sorbonne et à l’Université centrale de Floride.
Vincent Francigny, directeur de la Sfdas, directeur des fouilles de Saï, attaché
au National Museum of Natural History de New York.
Bernard François, chef de coopération à la délégation de l’Union européenne
au Soudan de 2009 à 2012 et qui qui a decouvert le charme du pays et l’accueil chaleureux de ses habitants.
Odile Beaumé-Nicoloso, documentaliste, en poste à Khartoum de 2009 à 2013.
Mohamed Musa Ibrahim, designer, écrivain et critique d’art plastique.
Olivier Cabon, éditeur, amoureux du Soudan, photographe de missions archéologiques, a assuré la coordination éditoriale, la mise en pages et les index.
Mes premiers pas au Soudan, je les fis à Wadi Halfa, en descendant du bateau qui avait accompli la traversée depuis Assouan. Cette traversée, déjà largement pittoresque, avait viré à l’épique après qu’un décès suspect survenu à bord eût amené les autorités à décréter de quarantaine le bac et ses passagers. La ligne de soldats en armes le long de la rive ne m’avait pas donné du Soudan une première impression réjouissante — en 1980, le régime décrié du maréchal Nimeiry vivait une de ses dernières années et la « réputation » de ses troupes n’était, hélas, plus à faire. Mais, comme tous les autres passagers, il m’avait bien fallu prendre mon mal en patience.
Être seul Européen à bord, c’est être disponible pour les rencontres ; c’est la certitude de contacts chaleureux ; c’est, à mes yeux, la manière la plus agréable de voyager. Le temps nous étant désormais offert pour approfondir les premiers échanges, les relations devinrent amicales et je commençais à entrevoir l’art de vivre de ce pays accueillant.
Lorsque nous fûmes enfin autorisés à débarquer, c’est une assez aimable bande qui prit place dans le train qui, à petites étapes, devait nous conduire à Khartoum. L’ancienne ligne et ses trains hors d’âge avaient un charme d’autant plus indéfinissable que la souplesse relative des banquettes incitait à bouger fréquemment, pour soulager ses membres endoloris, le voyageur qui aurait commis la grave erreur d’être pressé. Puisque je fréquentais tous les wagons, les passagers me connaissaient — ce qui à mon tour me permit de découvrir un des traits de caractère les plus sympathiques de mes compagnons de voyage : leur incroyable générosité et leur sens inégalable de l’hospitalité.
Les prouesses limitées de la locomotive et les arrêts fort fréquents permettaient de vaquer quasi naturellement à ses occupations quotidiennes : celui qui — descendu pour faire ses ablutions ou pour acheter à manger — avait manqué le départ du convoi n’avait pas de gros efforts à faire pour le rattraper. Le temps prenait son temps… Ya muꜥallem eṣ-ṣabr ꜥallemni ! — Ô professeur de patience, enseigne-moi ! dit le proverbe : la patience est peut-être la première vertu du voyageur au Soudan. Aller presque à la vitesse des caravanes sur les pistes de l’Arbaïn laissait le temps d’admirer et d’aimer les magnifiques paysages.
Lorsque, sur les conseils de Jean Leclant, je m’étais fixé Khartoum pour but, ce nom mythique appelait les mânes du Mahdi et de Gordon Pacha : le romantisme de la destination était un stimulant d’autant plus puissant que mon ignorance était grande. Un peu frotté aux réalités du pays, c’est en amoureux du Soudan que je débarquai à Khartoum.
L’amour pour la Terre de l’Arc ou le Pays de Koush est, du reste, une caractéristique commune à tous ceux qui ont fait plus que séjourner rapidement et pour affaires dans la seule capitale. Se manifeste dès lors chez les Soudanais des missions archéologiques une espèce d’« esprit de corps » qui, je le suppose, doit, mutatis mutandis, ressembler à celui qui était attribué aux soldats indisciplinés des fameux Bat’d’Af’: il y a ceux qui en sont et ceux qui n’en sont pas. Fortes têtes, mes camarades le sont parfois mais, plus encore, leur aimable caractère leur permettrait aisément de gagner l’autre surnom de ces troupes en mal de discipline : les Joyeux.
Le Joyeux sur le départ pour un pays où il a de nombreux amis et dont il aime la vie moderne et les innombrables sites antiques s’entend souvent, à sa grande surprise, demander s’il n’a pas peur de se rendre dans une région « si dangereuse ». Ayant lu le récit d’un fait divers hambourgeois, demanderiez-vous à un ami s’il appréhende de se rendre à Marseille ? N’est-il pas, en outre, ironique de constater que de nombreuses équipes, ne pouvant désormais œuvrer tranquillement en Égypte, cherchent à franchir — sans armes mais avec bagages — les cataractes ?
Lors des conversations entre Joyeux et avec nos amis soudanais, un thème revient, dès lors, souvent : comment, sans se transformer en thuriféraire du régime, donner à connaître ce pays si attachant ? Les raisons de cette horrible réputation sont multiples et se nomment, entre autres, Sud Soudan, Darfour et Kordofan. Les horreurs de la guerre civile et les exactions commises par des bandes armées apparemment à la solde du régime ont ensanglanté la région depuis des décennies. (La séparation entre Soudan et Soudan du Sud, encouragée par les États-Unis, était censée ramener la paix : pour son malheur, le Sud est riche en pétrole.) Même si, en mars 2015, le Président a été réélu avec près de 95 % des suffrages, les fautes des « élites » sont-elles celles de tous les agriculteurs et de tous les citadins des rives du Nil ?
Comme, dans les pages qui suivent, Claude Rilly le raconte mieux que je ne saurais le faire, cet ouvrage est donc le fruit de notre amour commun et de notre désir de le partager. C’est Odile Beaumé-Nicoloso qui a donné le déclic original lorsque, le soir du vernissage de l’exposition Méroé organisée au musée du Louvre par le regretté Michel Baud, elle a suggéré, à Claude Rilly et à moi-même, de travailler à un ouvrage commun. Claude s’est piqué au jeu et ce qui était censé être une « simple » présentation du Soudan antique a (je le cite) « pris au fil de son écriture des proportions plus ambitieuses ». Claude, qui a le sens de la litote, nous rend là un fier service car, à ma connaissance, il n’existe pas de « synthèse » aussi bien documentée et aussi complète de l’histoire du Soudan.
C’est aussi Odile qui a fait entrer dans la danse Bernard François qui, lui aussi, s’est pris de passion pour son sujet et nous propose une histoire fort documentée et très illustrée du Soudan de 1820 à nos jours : il n’est pas à douter que nombre de nos lecteurs en feront leur miel, tout comme j’en ai fait le mien. Pour un historien, les années immédiatement révolues ne sont pas les plus simples à appréhender et ne sont pas celles qui ont donné lieu au plus grand développement. (À elle seule, la période la plus récente mériterait un ouvrage.) C’est, enfin, Odile qui nous a généreusement ouvert son carnet d’adresses et nous a mis en contact avec ses amis de Khartoum.
Cet ouvrage doit à Marc Maillot l’histoire d’un siècle de fouilles archéologiques au Soudan et la présentation du développement urbain à l’époque méroïtique, l’une des périodes-clefs de l’Antiquité. Il y avait, là aussi, matière à un travail plus important — et ce d’autant plus que grâce, notamment, aux fouilles de Charles Bonnet et Dominique Valbelle, de Patrice Lenoble, de Jacques Reinold, de Francis Geus, de Vincent Rondot, de Michel Baud, à qui a succédé Marie Millet sur le site de Mouweis et de Vincent Francigny (pour ne citer que certains des Soudanais francophones), les connaissances ont, dans ce domaine, beaucoup progressé et que la composante « urbaine » des civilisations du Soudan de l’Antiquité est un des aspects les plus novateurs et les plus surprenants des recherches récentes.
Vincent Francigny, directeur de la section française de la direction des Antiquités du Soudan et responsable de la mission archéologique de Saï, dresse le portrait de cette île qu’il connaît si bien et remarquable par l’exceptionnelle durée de son occupation (du Paléolithique à l’époque ottomane). Saï, dont le caractère insulaire a assuré la préservation, est un parfait archétype de la richesse des civilisations du Soudan et un laboratoire des pratiques archéologiques les plus modernes.
Enfin, ce livre ne serait pas ce qu’il est sans l’œil de lynx de Claude Carrier qui, avec patience et minutie, a impitoyablement traqué coquilles, scories, fautes d’orthographe et autres barbarismes — travail ingrat s’il en est, mais travail indispensable. Merci à Dominique Valbelle et à Charles Bonnet, ainsi qu’à Hélène Delattre, à Robin Seignobos et à Patrice Rötig, qui nous ont également éclairés de leurs lumières et nous ont fait profiter de leur patience de relecteurs attentifs et minutieux. Hélène David-Cuny a généreusement mis à notre disposition sa très belle carte du Soudan ; Danielle Bonardelle et Jérôme Picard ont aimablement dessiné les indispensables cartes et plans.
Le propre des Joyeux étant leur envie de travailler ensemble, nous aurions aimé associer à ce travail Nicolas Grimal et Nathalie Beaux, dont l’amour pour Soleb et pour la poursuite de l’œuvre de Michela Schiff-Giorgini est bien connu. Nous aurions également aimé faire appel à Louis Chaix, à Élisabeth David, à Marie Évina, à Gabrielle Choimet et à tant d’autres. Dans un autre domaine, celui de la photographie, nous aurions aimé consacrer de nombreuses pages à Claude Iverné. Le Joyeux se réjouit de ces plaisirs différés qui lui donneront peut-être prétexte à poursuivre ce travail •
Cette histoire du Soudan, qui avait été initialement prévue comme une assez courte synthèse des données existantes, destinée à s’insérer dans un ouvrage général sur ce pays, dont Odile Nicoloso et Olivier Cabon avaient conçu le projet, a pris au fil de son écriture des proportions plus ambitieuses. Les chapitres consacrés aux royaumes de Napata et de Méroé, deux périodes qui constituent mon domaine de spécialisation, ont principalement gonflé le propos initial. J’ai en effet voulu y inclure les plus récentes avancées de la recherche archéologique, historique et philologique et faire de cette section une étude actualisée qui n’existait pas encore en français. Dans le cadre d’un ouvrage de vulgarisation comme celui-ci, je me suis efforcé en revanche d’éviter les développements trop spécialisés et les notes savantes, me contentant d’entrer dans des détails plus techniques lorsque j’avançais des hypothèses nouvelles auxquelles il était indispensable d’apporter des éléments de démonstration.
À l’exception des inscriptions égyptiennes et méroïtiques pour lesquelles j’ai recouru aux photographies et fac-similés existants, l’établissement des textes illustrant mon récit a été généralement emprunté aux deux précieux recueils que constituent les Fontes Historiae Nubiorum de Eide, Hägg, Holton-Pierce et Török et les Oriental Sources concerning Nubia rassemblées par le Père Vantini. Les traductions sont en revanche les miennes, sauf indication contraire.
J’ai tâché autant que possible de rendre les noms de lieux et de personnes dans une orthographe francisée, en laissant subsister les transcriptions anglo-saxonnes lorsqu’elles étaient consacrées par l’usage dans les publications françaises, au reste peu nombreuses, sur le Soudan. On trouvera ainsi el‑Kourrou et non el-Kurru, mais Musawwarat et non Moussawwarat, Ouad ben Naga mais Wadi Halfa ou Wad Madani. Le « s » du méroïtique, qui était partiellement chuinté comme il l’est toujours dans de nombreuses langues du Soudan, est en revanche transcrit « sh » : on trouvera donc Koush et non Kouch, Shabaqo et non Chabaqo. Mais le dieu Chou et la reine Hatchepsout, étant égyptiens, ont droit à un « ch » équivalant au nôtre •
En 1982 fut découverte par un pêcheur d’éponges, au large d’Ulu Burun, sur la côte sud de la Turquie, l’épave d’un vaisseau cananéen qui avait fait naufrage dans les dernières décennies du xive siècle avant notre ère. Les fouilles sous-marines, étagées sur dix ans, mirent au jour un véritable trésor aujourd’hui conservé au musée de Bodrum : lingots de cuivre embarqués à Chypre, perles de verre et de faïence par dizaines de milliers, barres de verre brut teinté par centaines, vaisselle de prestige en métal, bijoux du Levant et d’Égypte, dont un scarabée d’or au nom de la reine Néfertiti. Mais surtout, la cargaison, sans doute destinée à un potentat mycénien, contenait 24 billes d’ébène et une défense d’éléphant qui, d’après le contexte archéologique, ne peuvent provenir que d’Afrique. Cette découverte peu médiatisée nous fait pour la première fois toucher du doigt (pour ainsi dire) ce que les textes et les images du tribut nubien dans les tombes thébaines nous apprenaient déjà, à savoir l’importance que le Soudan ancien a revêtue dans le monde antique comme trait d’union entre l’Afrique et la Méditerranée. Le nom même de l’« ivoire », du latin ebur, est très vraisemblablement emprunté au méroïtique abore (prononcé /abur/), « éléphant ». Mais la Nubie elle-même était aussi riche d’or, avec les mines du Wadi Allaqi et du Wadi Gabgaba à l’est de la deuxième cataracte, et de bétail, dont plusieurs centaines de milliers de têtes sont comptabilisées dans le butin des campagnes militaires menées par les pharaons. Jusqu’à la fin de la colonisation égyptienne vers 900 av. j.‑c., plus tard avec l’invasion arabe de l’Égypte et enfin lors de la conquête de Mehemet Ali en 1820, la convoitise pour ces richesses de l’Afrique intérieure, tour à tour acquises par des échanges pacifiques ou sous la contrainte, a déterminé les rapports entre le Soudan et son puissant voisin du nord.
Le Soudan, terre fabuleuse d’où provenaient les matières premières luxueuses que se disputaient les rois, était aussi la plus éloignée des contrées connues. On attribuait à sa population des vertus extraordinaires ou des pouvoirs mystérieux. Homère les dépeint comme les plus pieux des hommes, Hérodote leur prête une impavide sagesse et une longévité miraculeuse. Les contes égyptiens les décrivent comme de redoutables sorciers, capables d’enlever par magie Pharaon de son lit pour le faire rosser chez eux toute la nuit, avant de le ramener en son palais au petit jour, couvert de bleus et raidi de courbatures. Cet éloignement des grandes civilisations de la Méditerranée explique une deuxième caractéristique des cultures soudanaises historiques : tardivement mises au fait des innovations techniques et culturelles, elles les ont conservées plus longtemps que les autres. Elles adorent ainsi Isis et Amon alors que l’Égypte est désormais chrétienne, puis le Christ alors que l’islam est devenu la religion dominante tout autour d’elles. Méroé, c’est l’Égypte pharaonique plusieurs siècles après les pharaons. Dongola, c’est Constantinople alors que l’Empire byzantin agonise. Le Soudan est la laisse de haute mer des cultures méditerranéennes : difficilement atteint par la marée, il garde sur ses sables lointains ce qu’ailleurs le flux a depuis longtemps remporté.
Mais on ne saurait réduire les cultures soudanaises à des imitations tardives et obstinées de concepts forgés au nord. Dans bien des domaines, elles ont innové ou porté à leur perfection des éléments empruntés et recombinés. C’est sans doute en Nubie, au Mésolithique, que la domestication du bœuf africain a commencé. La céramique, apparue dès le neuvième millénaire, a connu dans deux de ses cultures des sommets d’esthétique rarement atteints dans l’histoire du monde. Les lettrés de Méroé, à partir d’une version adultérée de l’égyptien, ont inventé un système graphique dont l’élégante simplicité est en elle-même une prouesse intellectuelle. Les artistes médiévaux de Dongola et de Faras ont porté l’art de la fresque à des niveaux alors inégalés dans le reste du monde chrétien. Bien d’autres trésors restent à découvrir. Riche de millénaires de civilisation et seulement en partie touché par la truelle des archéologues, le Soudan n’a pas livré tous les secrets de son histoire •