Le Sacrifice humain en Égypte ancienne et ailleurs. Sacrifices humainset autres misesà mort rituelles:une introduction Jean-Pierre Albert et Béatrix Midant-Reynes L’histoire et l’ethnographie s’accordent à nous assurer de la très large diffusion des pratiques sacrificielles. À côté de la mise à mort d’animaux, celle des êtres humains occupe une place très limitée, mais non négligeable. Les témoignages sont certes inégalement fiables, et l’on a de bonnes raisons de craindre, dans certains cas, que de telles coutumes ne soient imputées à des sociétés ou des groupes dont on stigmatise ainsi la prétendue inhumanité. Pour les sociétés anciennes, l’archéologie aide parfois à confirmer ou infirmer les sources écrites. L’appoint de cette discipline vaut aussi, comme le montre ici l’exposé de Frédérique Valentin, pour quelques sociétés sans écriture dont les traditions gardaient trace de telles pratiques. Il faut souligner, en effet, qu’en règle générale, les ethnographes n’en ont trouvé sur leur terrain que des souvenirs plus ou moins lointains: administrateurs coloniaux et missionnaires avaient déjà fait leur œuvre avant leur arrivée. La moisson d’exemples la plus féconde est donc à chercher du côté de l’histoire, celle des sociétés anciennes ou celle des peuples qui, comme en Amérique, pratiquaient encore le sacrifice humain, et à grande échelle, lors de leurs premiers contacts avec les Occidentaux. Même si les situations décrites sont parfois assez complexes pour jeter le doute sur l’intention exacte de tel ou tel type de mise à mort ritualisée, la réalité des faits ne s’avère pas intégralement soluble dans la critique des sources. Comme l’écrit à bon droit Jean-Louis Brunaux, si l’interprétation comme sacrifice humain, en archéologie ou ailleurs, risque toujours de devenir «trop facile et racoleuse», elle ne relève pas pour autant du pur fantasme culturel. Les contributions au présent ouvrage émanent de cinq journées d’études interdisciplinaires organisées par le Centre d’anthropologie de Toulouse en 1999-2000 d’une part, en mars 2002 d’autre part. Elles ont en commun le souci de faire avancer la réflexion théorique et méthodologique en vue de dépasser l’inconfort que suscitent ces deux certitudes contradictoires: bien des sociétés ont connu le sacrifice humain, il n’y a là aucun doute, mais, par ailleurs, le risque est grand, en ces matières, de forcer l’interprétation. Les choses ne sont déjà pas simples, on va le voir, dans les cas les mieux documentés. En l’absence de témoignages écrits, les voies de l’interprétation se font encore plus incertaines. Qu’il s’agisse de restes osseux dont le nombre, l’état et la localisation suggèrent une mise à mort peut-être ritualisée, ou que ce soient des documents iconiques, il est difficile de trancher en l’absence d’éléments contextuels assez explicites. Michel Petit analyse, dans sa communication sur les «puits funéraires» en Gaule, un cas du premier type — même si la réalité des sacrifices humains chez les Gaulois est attestée par ailleurs, la question de leur ampleur et de leurs modalités reste un problème que l’archéologie peut utilement documenter. La communication de Jean Guilaine, quant à elle, permet de mesurer l’ampleur du spectre des interprétations d’une même gravure rupestre, la scène d’Addaura, en Sicile: scène de mise à mort judiciaire? D’initiation? De sacrifice humain? Si cette dernière lecture ne soulève aucune objection dirimante, elle est tout aussi difficile à valider avec des garanties suffisantes. Le dossier relatif à l’Égypte pré- et protodynastique offre une situation comparable. Dans le cimetière de l’Ouest d’Adaïma, en Haute-Égypte, parmi des centaines de sépultures (pour la plupart sévèrement pillées), se signalent des cas d’inhumations simultanées et des traces de mort violente sur les os, dont la comparaison avec des exemples relevés par la médecine légale (Bertrand Ludes et Éric Crubézy) révèle qu’il pourrait s’agir d’égorgements, suivis dans deux cas de décollation. C’est l’occasion pour Éric Crubézy et Béatrix Midant-Reynes de reprendre les questions soulevées par Flinders Petrie au début du xxe siècle, et de reformuler le problème du sacrifice humain dans l’Égypte prédynastique, à l’aube des temps pharaoniques, en intégrant les données iconographiques des premiers documents écrits (les tablettes-étiquettes) et les données archéologiques des grands sites d’époque thinite, Abydos et Saqqara. Michel Baud et Marc Étienne replacent ces données dans le cadre global de la civilisation pharaonique, en y ajoutant l’interprétation inédite d’un document des annales royales du iiie millénaire. Les auteurs s’accordent à reconnaître, à propos des interprétations sacrificielles de ces données, le poids d’un obstacle épistémologique inverse de celui que nous avons signalé plus haut: comment une civilisation aussi «avancée» que celle de l’Égypte aurait-elle pu tolérer ces pratiques barbares? Il a fallu l’article décisif de Jean Yoyotte (1980-81), relatif à une époque plus tardive, pour balayer cette prévention et porter un autre regard sur les matériaux disponibles. En dépit des limites imposées par les sources documentaires, l’identification de pratiques sacrificielles peut gagner en crédibilité si tous les indices sont évalués à leur juste poids grâce, en particulier, à une approche comparatiste. C’est dans cet esprit que nous avons souhaité faire dialoguer archéologues, historiens et ethnologues spécialistes de différentes époques et aires culturelles, afin d’élaborer ensemble à la fois des garde-fous et des propositions heuristiques. Plus modestement, nous sommes au moins parvenus à mettre en commun nos interrogations autant qu’à nous éclairer les uns les autres sur les quelques certitudes que nous pouvions verser au dossier. Mais, surtout, il est apparu que des problèmes qui pouvaient d’abord sembler purement techniques (par exemple l’interprétation des sépultures multiples) débouchaient en fait sur des questions anthropologiques de fond, comme celle de la place du religieux dans les motivations des pratiques rencontrées ou, plus radicalement encore, comme celle de la définition d’un rite sacrificiel.

Produire une définition du sacrifice est une tâche délicate et, à l’heure actuelle, il serait très optimiste de parler d’un consensus à ce propos. La catégorie du «sacrifice», en effet, inévitablement établie à partir du lexique rituel de religions érigées en paradigme (comme le sacrifice védique chez Hubert et Mauss), est vulnérable aux arguments du relativisme culturel. «L’air de famille» d’un certain nombre de rituels, relevés dans des ensembles culturels distincts, ne constitue pas un indice suffisant de la convergence de leurs significations. L’exemple du prétendu régicide aux premiers temps de la civilisation pharaonique, fondée sur la mythologie osirienne du sacrifice suprême du roi-dieu et la comparaison avec des pratiques africaines, illustre bien les difficultés soulevées par de telles convergences, comme le montre Marcello Campagno. C’est ainsi que Marcel Detienne a pu proposer de son côté, non sans bonnes raisons inspirées, en particulier, par la forte singularité du sacrifice en Grèce ancienne, de renoncer à la prétention d’ériger le «sacrifice» en catégorie surplombante, à vocation transculturelle (Detienne et Vernant, 1979 : 34). En même temps, le recours au comparatisme, joint au constat, à l’échelle mondiale, de la très grande ressemblance de certains usages et des justifications qui en sont données localement, rend inévitable le recours à une définition de fait, dont on a tout à gagner à expliciter les critères. En vérité, cette tâche n’a rien de démesuré, au moins pour son versant négatif, c’est-à-dire l’élaboration de distinctions suffisamment fondées. Le meilleur exemple de cette démarche nous est offert ici par Alain Testart qui, au terme d’une argumentation serrée, refuse tout caractère sacrificiel aux «morts d’accompagnement» découverts dans les sépultures de grands personnages: même si de véritables sacrifices humains peuvent avoir lieu à l’occasion de funérailles, ils ne doivent pas être confondus avec la mise à mort ou le suicide des proches du défunt, qui relève d’une tout autre logique. Luc de Heusch pour l’Afrique, Jean-Louis Brunaux pour la Gaule et Jean-Daniel Forest pour les grandes tombes d’Ur, en Mésopotamie, expriment leur accord avec cette proposition, dont on mesure sans peine l’incidence sur l’interprétation des données possiblement ó«sacrificielles» fournies par l’archéologie funéraire. Cet effort de clarification n’en suppose pas moins des prises de position théoriques qui, même si elles débouchent sur des résultats convaincants, ne sont pas à l’abri de toute discussion. On a ainsi vu s’opposer, au cours des longs débats qui ont suivi les communications (et dont cette introduction voudrait, à défaut d’entrer dans les détails, au moins traduire l’esprit), deux orientations. D’un côté se trouvent les tenants d’une conception étroite du sacrifice, qui se reconnaîtraient sans doute dans les éléments de définition proposés ici par Alain Testart: «Il n’y a pas de sacrifice qui ne soit offert, en principe, à une puissance surnaturelle. Il y faut un tiers, en plus du sacrifiant et du sacrifié. Tout sacrifice suppose une translation, celle qui fait passer le sacrifié des mains du sacrifiant vers le destinataire du sacrifice». De l’autre côté se situent les partisans d’une définition élargie, considérant comme sacrificielle toute destruction de richesses ou mise à mort d’êtres vivants, ritualisée et inspirée par des motifs magico-religieux. Si l’on admet cette dernière lecture, les mises à mort d’hommes ou d’animaux relevant d’une logique du «bouc émissaire» et les cas d’accompagnement des morts motivés par la représentation d’un service dans l’au-delà entreraient, eux aussi, dans la rubrique englobante du sacrifice. Il ne s’agit pas là d’une pure querelle de mots, chacun étant libre de ses définitions dès lors qu’il en spécifie clairement le contenu et le champ d’application. Ce qui est en jeu, tout d’abord, c’est le rapport entre le discours indigène et celui de l’observateur extérieur. On a parfois insisté sur le problème de la traduction des termes vernaculaires rendus en français par le mot «sacrifice», mais la difficulté n’est pas insurmontable: beaucoup de langues disposent d’un mot dont le champ sémantique recouvre assez bien celui-ci, tel qu’il a été défini plus haut. Concernant le sacrifice humain, la question est plutôt celle des mises à mort plus ou moins rituelles ou, en relation avec la guerre, du traitement des ennemis, vivants ou morts, dont les intentions demeurent équivoques. Tel est le cas des morts d’accompagnement déjà évoqué, et les exemples sont encore nombreux dans ce livre, même si les auteurs ont eu soin de les distinguer de ce qu’ils reconnaissent comme véritablement sacrificiel. Une fois écartées des situations a priori claires, comme le massacre «fonctionnel» des prisonniers qui suivait les batailles dans l’Antiquité, ou les exécutions judiciaires, que penser par exemple des massacres de prisonniers sur la tombe d’un puissant, comme à Méroé lors des funérailles impériales, ainsi que le démontre Patrice Lenoble? De l’érection de trophées avec les corps ou les crânes des victimes, comme en Gaule, comme le rappelle Jean-Louis Brunaux? De l’exécution de personnes jugées impures ou dangereuses pour des raisons religieuses? De la mise à mort d’un roi dont le règne est marqué par des calamités? Plutôt que de voir une frontière claire entre le «sacrifice proprement dit» et ce qui n’est plus lui, il semble que l’on soit en présence d’un continuum, ou d’une inquiétante variété dans les manières de faire se rejoindre le religieux et les manipulations de la mort. De fait, on le verra, des situations tenues pour sacrificielles par certains des intervenants de nos journées ne se laissent pas ramener au noyau sémantique de l’offrande d’une victime à une entité surnaturelle. Tel est, par exemple, le cas de la mise à mort rituelle du roi des Jukun, présenté ici par Luc de Heusch, qui, tout en affirmant sa nature sacrificielle, lui reconnaît comme destinataire le peuple tout entier, et non une puissance surnaturelle. Quant au fond, les difficultés viennent du fait que la réalité du sacrifice ne se réduit pas à une séquence d’actes intégralement objectivables: elle est inséparable du discours indigène qui en explicite le sens. On comprend, à partir de là, les incertitudes d’une interprétation reposant exclusivement sur des données factuelles, comme cela arrive en archéologie. Deux articles de fond, en début de volume, éclairent ici ce problème. Pour les données de terrain, Jean-Pierre Albert, Éric Crubézy et Béatrix Midant-Reynes tentent ici un premier inventaire des traits archéologiquement pertinents pour signaler des cas possibles de mises à mort ritualisées d’individus. D’autres contributions, pour des domaines géographiques et historiques particuliers, illustrent ces «réalités archéologiques», du Soudan à l’époque néolithique (Jacques Reinold) à la Polynésie médiévale et moderne (Frédérique Valentin), en passant par la Gaule celtique et romaine (Jean-Louis Brunaux). Reste le sens à donner à ces morts, qui ne relèvent pas toutes du seul «sacrifice» au sens strict. C’est donc en se référant, entre autres choses, à la glose des acteurs, qu’Alain Testart parvient à spécifier, par différence avec une logique sacrificielle, le cas de figure des morts d’accompagnement: on ne saurait en effet, en toute rigueur, affirmer qu’une personne sacrifie (ou se sacrifie) alors qu’elle sait ce qu’est un sacrifice et qu’elle prétend faire tout autre chose. Mais ce critère simple et incontestable en son principe (sauf à voir la rubrique du sacrifice s’ouvrir à une série indéfinie de «sacrifices inconscients d’eux-mêmes» de plus en plus improbables) se heurte à deux ordres de problèmes. Le premier touche à ce qu’on appelle une «motivation religieuse», dès lors que notre définition du sacrifice — et c’est le cas dans sa définition étroite — introduit une référence à des puissances surnaturelles. Notre tradition intellectuelle n’a pas attendu les analyses fonctionnalistes pour reconnaître, derrière les gestes de la religion, des motifs beaucoup plus terre à terre, pour ne pas dire inavouables: servir son prestige ou son amour-propre, gagner du pouvoir, etc. Il n’y a aucune raison de refuser à nos lointains ancêtres ou nos lointains contemporains une semblable conscience démystificatrice — Evans-Pritchard notait que, chez les Nuer, ceux qui multiplient les sacrifices de bœufs passent pour être gourmands de viande, et non pas plus religieux que les autresÉ Mais dans tous les cas, le rappel de ces motivations, qu’il soit le fait des acteurs eux-mêmes ou de l’observateur extérieur, ne signifie en rien que les actes en question ne sont pas religieux: c’est bien parce qu’ils ont la réputation de l’être, ou qu’ils reposent sur des convictions de cette nature, qu’ils sont tout simplement possibles. Cela n’exclut pas, pour autant, une instrumentalisation des pratiques tout à fait consciente d’elle-même. Comme le note ici Patrick Johansson, des ennemis des Aztèques étaient invités à assister au sacrifice de prisonniers issus de leur peuple: n’était-ce pas à des fins d’intimidation? Le deuxième ordre de problèmes tient à la complexité et à la richesse des représentations qui, dans certaines cultures au moins, entourent le sacrifice. Prenons encore l’exemple du Mexique précolombien: certaines des victimes sont identifiées au dieu ou à la déesse au nom duquel elles vont être sacrifiées; elles sont honorées comme telles pendant la période qui précède leur exécution. Tel est le cas de la jeune fille incarnant la déesse Toci, dont la peau, après sa mise à mort, est endossée par un jeune prêtre qui devient à son tour l’incarnation de la divinité. Peut-on la considérer comme une simple offrande? Il semblerait plutôt, comme l’écrit Patrick Johansson, que sa mort évoque celle de la divinité elle-même, vouée dans le mythe à une série de trépas et de résurrections indispensables à la fécondité et au bon ordre du cosmos. De même, dans le sacrifice du meriah pratiqué par les Kond de l’Inde centrale, la victime est supposée, une fois exécutée, devenir une divinité, comme le montre la communication de Marine Carrin. Cela nous ramène au cœur des débats sur la nature et le sens du sacrifice. Peut-on le réduire à la logique du do ut des, ou à l’idée d’une humanité s’acquittant d’une dette à l’égard des dieux? Si cette dimension existe, elle n’est pas nécessairement la seule, de même, on le sait bien, qu’elle ne préjuge en rien de la complexité des représentations de l’efficacité du rite ou des «marchandages» avec le divin autorisant un homme, grâce à une victime substitutive, à racheter sa vie sans la perdreÉ

Il ne saurait être question, ici, de traiter du sacrifice en général. Un axe important de nos rencontres a été, au contraire, de réfléchir sur la spécificité, si elle existe, du sacrifice humain. Si l’on excepte l’Amérique précolombienne, en effet, et si, d’autre part, on écarte de l’espace sacrificiel les morts d’accompagnement et les massacres de prisonniers à des fins triomphales, il ressort des différentes communications que sa pratique reste toujours limitée. Cela s’explique sans doute, d’abord, par le fait qu’il ne saurait exister en l’absence d’un droit de ses commanditaires sur la vie d’autres hommes, droit que ne possède pas, en règle générale, n’importe quel membre d’une société. Ce n’est pas sans quelque risque d’anachronisme ou d’ethnocentrisme que l’on peut s’autoriser à voir là un signe du prix particulier attaché à la vie humaine, surtout lorsque les victimes sont des ennemis capturés ou appartiennent à des populations tenues pour inférieures. Il apparaît du moins que, dans les représentations de plusieurs peuples, le sacrifice humain est désigné comme un ultime recours, ou encore rapporté à un passé barbare dont on prétend être sorti. L’exemple des religions des tribus d’Inde centrale, évoqué par Marine Carrin, apporte des pièces très intéressantes au dossier d’une possible évolution vers des formules plus douces. Dans deux des exemples étudiés, le sacrifice humain littéral n’a pas lieu, mais le rituel offre des traits non équivoques de la présence affleurante de sa représentation: dans un cas, la «victime» passe plusieurs jours dans une fosse et est, à bien des égards, traitée comme un mort; dans l’autre, celui des Santal, une hache est levée sur elle et le geste est suspendu in extremis, ce qui suffit d’ailleurs, au dire des informateurs, pour la désigner aux divinités qui achèveront la besogneÉ Faut-il voir dans ces mises en scène la transposition à peine symbolique de pratiques autrefois effectives? L’hypothèse est plausible, mais il ne faut pas oublier, comme le rappelle l’auteur, que les Santal admettaient, au moment de l’enquête, la légitimité du sacrifice d’un être humain et que des populations voisines le pratiquaient encore à une époque récente, justifiant ainsi involontairement les intrusions «pacificatrices» des Britanniques. Il n’est donc pas invraisemblable que des sacrifices «symboliques» aient coexisté avec des exécutions réelles, et il semble difficile de ramener l’ensemble des usages d’une société à une seule ligne évolutive. Il reste que la réprobation morale dont cette pratique a pu faire l’objet dans les populations mêmes qui s’y livraient (et qui pourrait expliquer sa disparition) est difficile à évaluer, surtout si on la replace dans le large éventail des expressions admises des violences rituelles, pouvant aller jusqu’à l’homicide ou à la mort imposée. Depuis Hubert et Mauss, on a souvent souligné le caractère transgressif du sacrifice, y compris lorsque les victimes sont des animaux. La transgression n’est-elle pas une des voies d’accès privilégiées au sacré? Cette dimension, exacerbée dans le sacrifice humain, explique peut-être qu’il ait parfois été réservé à des divinités infernales ou tenues pour particulièrement dangereuses. C’est d’ailleurs en référence à des cultes sataniques, tel le sabbat des sorcières, qu’il intervient dans l’imaginaire européen moderne et contemporain. De fait, même si la rareté relative des pratiques bien attestées et les exemples de substitutions spontanées donnent à penser que la gravité de la mise à mort d’un homme a pu être reconnue, il est óhasardeux de rapporter cela à des motivations affectives ou éthiques. Plusieurs auteurs le soulignent, les ressorts du sacrifice humain (et sans doute aussi de la multiplication des morts d’accompagnement) sont à chercher du côté du politique. Pour revenir à l’Égypte, l’intérêt particulier des attestations de possibles sacrifices humains dès la fin de l’époque prédynastique et au temps de la ire dynastie tient à leur relation avec l’émergence d’un État, que les mises à mort en question soient liées au moment dramatique des funérailles royales (Éric Crubézy et Béatrix Midant-Reynes; Michel Baud et Marc Étienne), ou à la levée des impôts royaux, signe de la mainmise du pouvoir monarchique sur le pays (Bernadette Menu). C’est aussi à l’apparition de l’État en Mésopotamie que Jean-Daniel Forest rattache les sacrifices pratiqués à Ur. Comme nous le disions plus haut, ces usages présupposent un droit des uns sur la vie des autres, qui trouve sa pleine réalisation dans des hiérarchies politiques instituées. Or, l’affirmation d’un pouvoir sur la vie d’autres hommes n’est jamais aussi claire que dans leur mise à mort. On comprend ainsi que des mises en scènes spectaculaires comme des sacrifices publics, des rites funéraires sanglants ou des massacres triomphants de prisonniers aient pu avoir une portée immédiatement politique, même si des motifs religieux étaient mis au premier plan. Loin d’être motivé par les progrès d’une conscience morale, l’abandon des sacrifices royaux et autres hécatombes humaines signifierait simplement que le pouvoir d’État disposait désormais d’autres moyens de légitimation. Quoi qu’il en soit, l’hypothèse d’un lien puissant, sinon exclusif, entre exécutions rituelles et pouvoir politique très hiérarchisé (à défaut d’être à proprement parler étatique) peut contribuer à guider l’interprétation archéologique, l’archéologie étant à même de découvrir avec sôreté les traces de telles organisations sociales. Les multiples facettes du pouvoir d’État, en particulier ses liens avec la guerre et l’exercice du pouvoir judiciaire, rendent en même temps incertaines les frontières entre le recours au sacrifice et d’autres types de maîtrise de la mort des hommes. Une lecture politique du sacrifice conduit sans doute inévitablement à ce brouillage. Mais ne faisait-il pas partie de la réalité?

Nous n’entrerons pas plus avant dans l’inventaire du riche contenu des communications qui suivent. Il ne s’agissait pour nous que de souligner, dans cette présentation, quelques-uns des axes des débats susceptibles de nourrir la réflexion des spécialistes des différentes disciplines intéressés par ces questions. Notre souhait est que cette publication contribue à la poursuite d’échanges interdisciplinaires plus que jamais souhaitables

Remerciements. Les éditeurs de ce volume expriment leur gratitude à Nicolas Grimal, professeur au Collège de France, qui a accepté de l’accueillir dans la collection qu’il dirige, et à Dominique Blanc, ingénieur d’étude au Centre d’anthropologie, qui s’est chargé de l’organisation matérielle et du secrétariat des journées d’étude à l’origine de cette publication.

Bibliographie Albert, J.-P., 1998. Le sacrifice, partout et nulle part, Ethnologie française 2 (avril-juin): 197-205. Bloch, M., 1997. La violence du religieux, Odile Jacob, Paris. Detienne, M. et Vernant, J.-P., 1979. La cuisine du sacrifice en pays grec, Gallimard, Paris. Durand, J.-L., 1987. Sacrifices et labours en Grèce ancienne, Paris. Godelier, M., 1996. L’énigme du don, Fayard, Paris. Heusch, L. de, 1986. Le sacrifice dans les religions africaines, Gallimard, Paris. Hubert, H. et Mauss, M., 1968. Essai sur la nature et la fonction du sacrifice (1899), in: Œuvres, 1. Les fonctions sociales du sacré, Paris, éditions de Minuit: 193-307. Leach, E., 1980. L’unité de l’homme, Gallimard, Paris. Malamoud, C., 1989. Cuire le monde. Rite et pensée dans l’Inde ancienne, La Découverte, Paris. Revue du Mauss, n° 5, 1995. À quoi bon (se) sacrifier? Sacrifice, don et intérêt, La Découverte, Paris. Testart, A., 1993. Des dons et des dieux. Anthropologie religieuse et sociologie comparative, Armand Colin, Paris. Testart, A., 2004. La servitude volontaire. Vol. I, Les morts d’accompagnement; vol. II, L’origine de l’État, éditions Errance, Paris. Yoyotte, J., 1980-1981. Héra d’Héliopolis et le sacrifice humain, Annuaire de l’Ephe, Ve section, t. 89, Paris: 31-102.
 
le sacrifice humain en egypte ancienne et ailleurs. sacrifices humainset autres misesa mort rituelles:une introduction jean-pierre albert et beatrix midant-reynes l'histoire et l'ethnographie s'accordent a nous assurer de la tres large diffusion des pratiques sacrificielles. a cote de la mise a mort d'animaux, celle des etres humains occupe une place tres limitee, mais non negligeable. les temoignages sont certes inegalement fiables, et l'on a de bonnes raisons de craindre, dans certains cas, que de telles coutumes ne soient imputees a des societes ou des groupes dont on stigmatise ainsi la pretendue inhumanite. pour les societes anciennes, l'archeologie aide parfois a confirmer ou infirmer les sources ecrites. l'appoint de cette discipline vaut aussi, comme le montre ici l'expose de frederique valentin, pour quelques societes sans ecriture dont les traditions gardaient trace de telles pratiques. il faut souligner, en effet, qu'en regle generale, les ethnographes n'en ont trouve sur leur terrain que des souvenirs plus ou moins lointains: administrateurs coloniaux et missionnaires avaient deja fait leur oeuvre avant leur arrivee. la moisson d'exemples la plus feconde est donc a chercher du cote de l'histoire, celle des societes anciennes ou celle des peuples qui, comme en amerique, pratiquaient encore le sacrifice humain, et a grande echelle, lors de leurs premiers contacts avec les occidentaux. meme si les situations decrites sont parfois assez complexes pour jeter le doute sur l'intention exacte de tel ou tel type de mise a mort ritualisee, la realite des faits ne s'avere pas integralement soluble dans la critique des sources. comme l'ecrit a bon droit jean-louis brunaux, si l'interpretation comme sacrifice humain, en archeologie ou ailleurs, risque toujours de devenir "trop facile et racoleuse", elle ne releve pas pour autant du pur fantasme culturel. les contributions au present ouvrage emanent de cinq journees d'etudes interdisciplinaires organisees par le centre d'anthropologie de toulouse en 1999-2000 d'une part, en mars2002 d'autre part. elles ont en commun le souci de faire avancer la reflexion theorique et methodologique en vue de depasser l'inconfort que suscitent ces deux certitudes contradictoires: bien des societes ont connu le sacrifice humain, il n'y a la aucun doute, mais, par ailleurs, le risque est grand, en ces matieres, de forcer l'interpretation. les choses ne sont deja pas simples, on va le voir, dans les cas les mieux documentes. en l'absence de temoignages ecrits, les voies de l'interpretation se font encore plus incertaines. qu'il s'agisse de restes osseux dont le nombre, l'etat et la localisation suggerent une mise a mort peut-etre ritualisee, ou que ce soient des documents iconiques, il est difficile de trancher en l'absence d'elements contextuels assez explicites. michel petit analyse, dans sa communication sur les "puits funeraires" en gaule, un cas du premier type - meme si la realite des sacrifices humains chez les gaulois est attestee par ailleurs, la question de leur ampleur et de leurs modalites reste un probleme que l'archeologie peut utilement documenter. la communication de jean guilaine, quant a elle, permet de mesurer l'ampleur du spectre des interpretations d'une meme gravure rupestre, la scene d'addaura, en sicile: scene de mise a mort judiciaire? d'initiation? de sacrifice humain? si cette derniere lecture ne souleve aucune objection dirimante, elle est tout aussi difficile a valider avec des garanties suffisantes. le dossier relatif a l'egypte pre- et protodynastique offre une situation comparable. dans le cimetiere de l'ouest d'adaima, en haute-egypte, parmi des centaines de sepultures (pour la plupart severement pillees), se signalent des cas d'inhumations simultanees et des traces de mort violente sur les os, dont la comparaison avec des exemples releves par la medecine legale (bertrand ludes et eric crubezy) revele qu'il pourrait s'agir d'egorgements, suivis dans deux cas de decollation. c'est l'occasion pour eric crubezy et beatrix midant-reynes de reprendre les questions soulevees par flinders petrie au debut du xxesiecle, et de reformuler le probleme du sacrifice humain dans l'egypte predynastique, a l'aube des temps pharaoniques, en integrant les donnees iconographiques des premiers documents ecrits (les tablettes-etiquettes) et les donnees archeologiques des grands sites d'epoque thinite, abydos et saqqara. michel baud et marc etienne replacent ces donnees dans le cadre global de la civilisation pharaonique, en y ajoutant l'interpretation inedite d'un document des annales royales du iiiemillenaire. les auteurs s'accordent a reconnaitre, a propos des interpretations sacrificielles de ces donnees, le poids d'un obstacle epistemologique inverse de celui que nous avons signale plus haut: comment une civilisation aussi "avancee" que celle de l'egypte aurait-elle pu tolerer ces pratiques barbares? il a fallu l'article decisif de jean yoyotte (1980-81), relatif a une epoque plus tardive, pour balayer cette prevention et porter un autre regard sur les materiaux disponibles. en depit des limites imposees par les sources documentaires, l'identification de pratiques sacrificielles peut gagner en credibilite si tous les indices sont evalues a leur juste poids grace, en particulier, a une approche comparatiste. c'est dans cet esprit que nous avons souhaite faire dialoguer archeologues, historiens et ethnologues specialistes de differentes epoques et aires culturelles, afin d'elaborer ensemble a la fois des garde-fous et des propositions heuristiques. plus modestement, nous sommes au moins parvenus a mettre en commun nos interrogations autant qu'a nous eclairer les uns les autres sur les quelques certitudes que nous pouvions verser au dossier. mais, surtout, il est apparu que des problemes qui pouvaient d'abord sembler purement techniques (par exemple l'interpretation des sepultures multiples) debouchaient en fait sur des questions anthropologiques de fond, comme celle de la place du religieux dans les motivations des pratiques rencontrees ou, plus radicalement encore, comme celle de la definition d'un rite sacrificiel.

produire une definition du sacrifice est une tache delicate et, a l'heure actuelle, il serait tres optimiste de parler d'un consensus a ce propos. la categorie du "sacrifice", en effet, inevitablement etablie a partir du lexique rituel de religions erigees en paradigme (comme le sacrifice vedique chez hubert et mauss), est vulnerable aux arguments du relativisme culturel. "l'air de famille" d'un certain nombre de rituels, releves dans des ensembles culturels distincts, ne constitue pas un indice suffisant de la convergence de leurs significations. l'exemple du pretendu regicide aux premiers temps de la civilisation pharaonique, fondee sur la mythologie osirienne du sacrifice supreme du roi-dieu et la comparaison avec des pratiques africaines, illustre bien les difficultes soulevees par de telles convergences, comme le montre marcello campagno. c'est ainsi que marcel detienne a pu proposer de son cote, non sans bonnes raisons inspirees, en particulier, par la forte singularite du sacrifice en grece ancienne, de renoncer a la pretention d'eriger le "sacrifice" en categorie surplombante, a vocation transculturelle (detienne et vernant, 1979: 34). en meme temps, le recours au comparatisme, joint au constat, a l'echelle mondiale, de la tres grande ressemblance de certains usages et des justifications qui en sont donnees localement, rend inevitable le recours a une definition de fait, dont on a tout a gagner a expliciter les criteres. en verite, cette tache n'a rien de demesure, au moins pour son versant negatif, c'est-a-dire l'elaboration de distinctions suffisamment fondees. le meilleur exemple de cette demarche nous est offert ici par alain testart qui, au terme d'une argumentation serree, refuse tout caractere sacrificiel aux "morts d'accompagnement" decouverts dans les sepultures de grands personnages: meme si de veritables sacrifices humains peuvent avoir lieu a l'occasion de funerailles, ils ne doivent pas etre confondus avec la mise a mort ou le suicide des proches du defunt, qui releve d'une tout autre logique. luc de heusch pour l'afrique, jean-louis brunaux pour la gaule et jean-daniel forest pour les grandes tombes d'ur, en mesopotamie, expriment leur accord avec cette proposition, dont on mesure sans peine l'incidence sur l'interpretation des donnees possiblement u"sacrificielles" fournies par l'archeologie funeraire. cet effort de clarification n'en suppose pas moins des prises de position theoriques qui, meme si elles debouchent sur des resultats convaincants, ne sont pas a l'abri de toute discussion. on a ainsi vu s'opposer, au cours des longs debats qui ont suivi les communications (et dont cette introduction voudrait, a defaut d'entrer dans les details, au moins traduire l'esprit), deux orientations. d'un cote se trouvent les tenants d'une conception etroite du sacrifice, qui se reconnaitraient sans doute dans les elements de definition proposes ici par alain testart: "il n'y a pas de sacrifice qui ne soit offert, en principe, a une puissance surnaturelle. il y faut un tiers, en plus du sacrifiant et du sacrifie. tout sacrifice suppose une translation, celle qui fait passer le sacrifie des mains du sacrifiant vers le destinataire du sacrifice". de l'autre cote se situent les partisans d'une definition elargie, considerant comme sacrificielle toute destruction de richesses ou mise a mort d'etres vivants, ritualisee et inspiree par des motifs magico-religieux. si l'on admet cette derniere lecture, les mises a mort d'hommes ou d'animaux relevant d'une logique du "bouc emissaire" et les cas d'accompagnement des morts motives par la representation d'un service dans l'au-dela entreraient, eux aussi, dans la rubrique englobante du sacrifice. il ne s'agit pas la d'une pure querelle de mots, chacun etant libre de ses definitions des lors qu'il en specifie clairement le contenu et le champ d'application. ce qui est en jeu, tout d'abord, c'est le rapport entre le discours indigene et celui de l'observateur exterieur. on a parfois insiste sur le probleme de la traduction des termes vernaculaires rendus en francais par le mot "sacrifice", mais la difficulte n'est pas insurmontable: beaucoup de langues disposent d'un mot dont le champ semantique recouvre assez bien celui-ci, tel qu'il a ete defini plus haut. concernant le sacrifice humain, la question est plutot celle des mises a mort plus ou moins rituelles ou, en relation avec la guerre, du traitement des ennemis, vivants ou morts, dont les intentions demeurent equivoques. tel est le cas des morts d'accompagnement deja evoque, et les exemples sont encore nombreux dans ce livre, meme si les auteurs ont eu soin de les distinguer de ce qu'ils reconnaissent comme veritablement sacrificiel. une fois ecartees des situations a priori claires, comme le massacre "fonctionnel" des prisonniers qui suivait les batailles dans l'antiquite, ou les executions judiciaires, que penser par exemple des massacres de prisonniers sur la tombe d'un puissant, comme a meroe lors des funerailles imperiales, ainsi que le demontre patrice lenoble? de l'erection de trophees avec les corps ou les cranes des victimes, comme en gaule, comme le rappelle jean-louis brunaux? de l'execution de personnes jugees impures ou dangereuses pour des raisons religieuses? de la mise a mort d'un roi dont le regne est marque par des calamites? plutot que de voir une frontiere claire entre le "sacrifice proprement dit" et ce qui n'est plus lui, il semble que l'on soit en presence d'un continuum, ou d'une inquietante variete dans les manieres de faire se rejoindre le religieux et les manipulations de la mort. de fait, on le verra, des situations tenues pour sacrificielles par certains des intervenants de nos journees ne se laissent pas ramener au noyau semantique de l'offrande d'une victime a une entite surnaturelle. tel est, par exemple, le cas de la mise a mort rituelle du roi des jukun, presente ici par luc de heusch, qui, tout en affirmant sa nature sacrificielle, lui reconnait comme destinataire le peuple tout entier, et non une puissance surnaturelle. quant au fond, les difficultes viennent du fait que la realite du sacrifice ne se reduit pas a une sequence d'actes integralement objectivables: elle est inseparable du discours indigene qui en explicite le sens. on comprend, a partir de la, les incertitudes d'une interpretation reposant exclusivement sur des donnees factuelles, comme cela arrive en archeologie. deux articles de fond, en debut de volume, eclairent ici ce probleme. pour les donnees de terrain, jean-pierre albert, eric crubezy et beatrix midant-reynes tentent ici un premier inventaire des traits archeologiquement pertinents pour signaler des cas possibles de mises a mort ritualisees d'individus. d'autres contributions, pour des domaines geographiques et historiques particuliers, illustrent ces "realites archeologiques", du soudan a l'epoque neolithique (jacques reinold) a la polynesie medievale et moderne (frederique valentin), en passant par la gaule celtique et romaine (jean-louis brunaux). reste le sens a donner a ces morts, qui ne relevent pas toutes du seul "sacrifice" au sens strict. c'est donc en se referant, entre autres choses, a la glose des acteurs, qu'alain testart parvient a specifier, par difference avec une logique sacrificielle, le cas de figure des morts d'accompagnement: on ne saurait en effet, en toute rigueur, affirmer qu'une personne sacrifie (ou se sacrifie) alors qu'elle sait ce qu'est un sacrifice et qu'elle pretend faire tout autre chose. mais ce critere simple et incontestable en son principe (sauf a voir la rubrique du sacrifice s'ouvrir a une serie indefinie de "sacrifices inconscients d'eux-memes" de plus en plus improbables) se heurte a deux ordres de problemes. le premier touche a ce qu'on appelle une "motivation religieuse", des lors que notre definition du sacrifice - et c'est le cas dans sa definition etroite - introduit une reference a des puissances surnaturelles. notre tradition intellectuelle n'a pas attendu les analyses fonctionnalistes pour reconnaitre, derriere les gestes de la religion, des motifs beaucoup plus terre a terre, pour ne pas dire inavouables: servir son prestige ou son amour-propre, gagner du pouvoir, etc. il n'y a aucune raison de refuser a nos lointains ancetres ou nos lointains contemporains une semblable conscience demystificatrice - evans-pritchard notait que, chez les nuer, ceux qui multiplient les sacrifices de boeufs passent pour etre gourmands de viande, et non pas plus religieux que les autresÉ mais dans tous les cas, le rappel de ces motivations, qu'il soit le fait des acteurs eux-memes ou de l'observateur exterieur, ne signifie en rien que les actes en question ne sont pas religieux: c'est bien parce qu'ils ont la reputation de l'etre, ou qu'ils reposent sur des convictions de cette nature, qu'ils sont tout simplement possibles. cela n'exclut pas, pour autant, une instrumentalisation des pratiques tout a fait consciente d'elle-meme. comme le note ici patrick johansson, des ennemis des azteques etaient invites a assister au sacrifice de prisonniers issus de leur peuple: n'etait-ce pas a des fins d'intimidation? le deuxieme ordre de problemes tient a la complexite et a la richesse des representations qui, dans certaines cultures au moins, entourent le sacrifice. prenons encore l'exemple du mexique precolombien: certaines des victimes sont identifiees au dieu ou a la deesse au nom duquel elles vont etre sacrifiees; elles sont honorees comme telles pendant la periode qui precede leur execution. tel est le cas de la jeune fille incarnant la deesse toci, dont la peau, apres sa mise a mort, est endossee par un jeune pretre qui devient a son tour l'incarnation de la divinite. peut-on la considerer comme une simple offrande? il semblerait plutot, comme l'ecrit patrick johansson, que sa mort evoque celle de la divinite elle-meme, vouee dans le mythe a une serie de trepas et de resurrections indispensables a la fecondite et au bon ordre du cosmos. de meme, dans le sacrifice du meriah pratique par les kond de l'inde centrale, la victime est supposee, une fois executee, devenir une divinite, comme le montre la communication de marine carrin. cela nous ramene au coeur des debats sur la nature et le sens du sacrifice. peut-on le reduire a la logique du do ut des, ou a l'idee d'une humanite s'acquittant d'une dette a l'egard des dieux? si cette dimension existe, elle n'est pas necessairement la seule, de meme, on le sait bien, qu'elle ne prejuge en rien de la complexite des representations de l'efficacite du rite ou des "marchandages" avec le divin autorisant un homme, grace a une victime substitutive, a racheter sa vie sans la perdreÉ

il ne saurait etre question, ici, de traiter du sacrifice en general. un axe important de nos rencontres a ete, au contraire, de reflechir sur la specificite, si elle existe, du sacrifice humain. si l'on excepte l'amerique precolombienne, en effet, et si, d'autre part, on ecarte de l'espace sacrificiel les morts d'accompagnement et les massacres de prisonniers a des fins triomphales, il ressort des differentes communications que sa pratique reste toujours limitee. cela s'explique sans doute, d'abord, par le fait qu'il ne saurait exister en l'absence d'un droit de ses commanditaires sur la vie d'autres hommes, droit que ne possede pas, en regle generale, n'importe quel membre d'une societe. ce n'est pas sans quelque risque d'anachronisme ou d'ethnocentrisme que l'on peut s'autoriser a voir la un signe du prix particulier attache a la vie humaine, surtout lorsque les victimes sont des ennemis captures ou appartiennent a des populations tenues pour inferieures. il apparait du moins que, dans les representations de plusieurs peuples, le sacrifice humain est designe comme un ultime recours, ou encore rapporte a un passe barbare dont on pretend etre sorti. l'exemple des religions des tribus d'inde centrale, evoque par marine carrin, apporte des pieces tres interessantes au dossier d'une possible evolution vers des formules plus douces. dans deux des exemples etudies, le sacrifice humain litteral n'a pas lieu, mais le rituel offre des traits non equivoques de la presence affleurante de sa representation: dans un cas, la "victime" passe plusieurs jours dans une fosse et est, a bien des egards, traitee comme un mort; dans l'autre, celui des santal, une hache est levee sur elle et le geste est suspendu in extremis, ce qui suffit d'ailleurs, au dire des informateurs, pour la designer aux divinites qui acheveront la besogneÉ faut-il voir dans ces mises en scene la transposition a peine symbolique de pratiques autrefois effectives? l'hypothese est plausible, mais il ne faut pas oublier, comme le rappelle l'auteur, que les santal admettaient, au moment de l'enquete, la legitimite du sacrifice d'un etre humain et que des populations voisines le pratiquaient encore a une epoque recente, justifiant ainsi involontairement les intrusions "pacificatrices" des britanniques. il n'est donc pas invraisemblable que des sacrifices "symboliques" aient coexiste avec des executions reelles, et il semble difficile de ramener l'ensemble des usages d'une societe a une seule ligne evolutive. il reste que la reprobation morale dont cette pratique a pu faire l'objet dans les populations memes qui s'y livraient (et qui pourrait expliquer sa disparition) est difficile a evaluer, surtout si on la replace dans le large eventail des expressions admises des violences rituelles, pouvant aller jusqu'a l'homicide ou a la mort imposee. depuis hubert et mauss, on a souvent souligne le caractere transgressif du sacrifice, y compris lorsque les victimes sont des animaux. la transgression n'est-elle pas une des voies d'acces privilegiees au sacre? cette dimension, exacerbee dans le sacrifice humain, explique peut-etre qu'il ait parfois ete reserve a des divinites infernales ou tenues pour particulierement dangereuses. c'est d'ailleurs en reference a des cultes sataniques, tel le sabbat des sorcieres, qu'il intervient dans l'imaginaire europeen moderne et contemporain. de fait, meme si la rarete relative des pratiques bien attestees et les exemples de substitutions spontanees donnent a penser que la gravite de la mise a mort d'un homme a pu etre reconnue, il est uhasardeux de rapporter cela a des motivations affectives ou ethiques. plusieurs auteurs le soulignent, les ressorts du sacrifice humain (et sans doute aussi de la multiplication des morts d'accompagnement) sont a chercher du cote du politique. pour revenir a l'egypte, l'interet particulier des attestations de possibles sacrifices humains des la fin de l'epoque predynastique et au temps de la iredynastie tient a leur relation avec l'emergence d'un etat, que les mises a mort en question soient liees au moment dramatique des funerailles royales (eric crubezy et beatrix midant-reynes; michel baud et marc etienne), ou a la levee des impots royaux, signe de la mainmise du pouvoir monarchique sur le pays (bernadette menu). c'est aussi a l'apparition de l'etat en mesopotamie que jean-daniel forest rattache les sacrifices pratiques a ur. comme nous le disions plus haut, ces usages presupposent un droit des uns sur la vie des autres, qui trouve sa pleine realisation dans des hierarchies politiques instituees. or, l'affirmation d'un pouvoir sur la vie d'autres hommes n'est jamais aussi claire que dans leur mise a mort. on comprend ainsi que des mises en scenes spectaculaires comme des sacrifices publics, des rites funeraires sanglants ou des massacres triomphants de prisonniers aient pu avoir une portee immediatement politique, meme si des motifs religieux etaient mis au premier plan. loin d'etre motive par les progres d'une conscience morale, l'abandon des sacrifices royaux et autres hecatombes humaines signifierait simplement que le pouvoir d'etat disposait desormais d'autres moyens de legitimation. quoi qu'il en soit, l'hypothese d'un lien puissant, sinon exclusif, entre executions rituelles et pouvoir politique tres hierarchise (a defaut d'etre a proprement parler etatique) peut contribuer a guider l'interpretation archeologique, l'archeologie etant a meme de decouvrir avec surete les traces de telles organisations sociales. les multiples facettes du pouvoir d'etat, en particulier ses liens avec la guerre et l'exercice du pouvoir judiciaire, rendent en meme temps incertaines les frontieres entre le recours au sacrifice et d'autres types de maitrise de la mort des hommes. une lecture politique du sacrifice conduit sans doute inevitablement a ce brouillage. mais ne faisait-il pas partie de la realite?

nous n'entrerons pas plus avant dans l'inventaire du riche contenu des communications qui suivent. il ne s'agissait pour nous que de souligner, dans cette presentation, quelques-uns des axes des debats susceptibles de nourrir la reflexion des specialistes des differentes disciplines interesses par ces questions. notre souhait est que cette publication contribue a la poursuite d'echanges interdisciplinaires plus que jamais souhaitables

remerciements. les editeurs de ce volume expriment leur gratitude a nicolas grimal, professeur au college de france, qui a accepte de l'accueillir dans la collection qu'il dirige, et a dominique blanc, ingenieur d'etude au centre d'anthropologie, qui s'est charge de l'organisation materielle et du secretariat des journees d'etude a l'origine de cette publication.

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