année 2001-2002

civilisation pharaonique: archéologie, philologie et histoire

Cours: les Égyptiens et la géographie du monde

On a poursuivi cette année l’étude des toponymes du temple de Soleb. L’analyse de la partie centrale de la travée nord a permis, par comparaison avec les listes contemporaines et celles portées sur les fôts des travées latérales, d’établir les principes de géographie politique suivis par les décorateurs de la salle hypostyle du temple d’Amenhotep iii.
L’examen du seul bandeau de suscription partiellement conservé pour cette travée, celui de la colonne n1, a été, de ce point de vue, riche d’enseignements. Le peu qui y figure encore fait, en effet, mention de «ce qu’enserre Ouadj-our» (âref ouadj-our). Les exemples d’emploi du verbe âref dans des contextes analogues, en particulier dans les légendes de la chapelle Rouge d’Hatshepsout, ont permis de mettre en évidence la notion de secteur, de zone géographique. Ces études de parallèles ont fourni ainsi l’occasion d’examiner à nouveau les dossiers d’emploi de Kem-our et Ouadj-our, ouverts par Claude Vandersleyen, à la suite d’Alessandra Nibbi1.
La cartographie que l’on a pu établir à partir de la colonne n1 présente une caractéristique, voulue par sa position dans le monument lui-même. On a constaté, en effet, que la disposition des colonnes de la salle hypostyle reproduit en trois dimensions l’organisation du monde qu’elle présente, en suivant une hiérarchie qui correspond à l’organisation liturgique du temple: les colonnes bordant la travée centrale constituent, en quelque sorte, les «têtes de chapitres», et sont commandées par la première de chaque série (n1 et s1). Les colonnes des travées latérales constituent un développement par zones ou par régions. Les deux premières jouent donc un rôle essentiel, la colonne n1 donnant un panorama des pays qui sont au nord de Soleb, et la colonne S1, de ceux qui sont au sud. Car c’est bien le sens de âref, comme le montrent les inscriptions d’Hatshepsout, image circulaire, reprise et soulignée par la métaphore céleste de ce qu’encercle le cours du soleil (shenenet itn).
L’exemple de Soleb incite à considérer la question de Ouadj-our sous un angle un peu différent de celui adopté par Claude Vandersleyen. La valeur métonymique, en effet, reconnue pour des termes comme Kem-our, semble s’appliquer globalement à toutes ces appellations, dont on voit bien qu’elles ne sont pas spécialisées dans une désignation topographique locale. Bien au contraire, les exemples tirés de la géographie religieuse montrent que ces désignations reviennent à appliquer une grille de lecture, qui permet de replacer les réalités locales dans le contexte universel dont elles sont censées être la résonance. Il est alors logique que, à Soleb, c’est-à-dire à peu de distance au nord de la 3e cataracte, on applique de façon générique, un terme marquant l’appartenance de tous ces peuples à un ensemble qui rend compte de leur position géographique par rapport au lieu oò se trouve l’observateur. Et ce caractère qu’ils ont tous en commun par rapport à ce lieu, c’est d’être au nord.
Du point de vue d’un Égyptien, en effet, l’orientation se fait d’est en ouest, logiquement en fonction de la course du soleil. Pour ce qui est du sud et du nord, les deux références sont, pour le sud, le Nil, et, pour le nord, la mer. Celle-ci est conçue, tout au long de l’histoire pharaonique, du moins jusqu’à la conquête d’Alexandre, comme une fin, un espace indéterminé et, surtout, pour ce qui concerne la façade méditerranéenne, impraticable. Cet argument, que Claude Vandersleyen développe dans son étude pour décrédibiliser l’idée que ouad-our puisse désigner la mer, joue au contraire en sens inverse.
D’ailleurs, aujourd’hui encore, et sur le fonds du même environnement géographique contraignant de cette vallée qui emprisonne l’homme, on désigne le nord, en arabe, par le terme «bahari», c’est-à-dire littéralement «marin»: parce que le nord, c’est la mer. Quand un paysan parle du «deir el-Bahari», il ne pense pas plus à la mer qu’à la reine Hatshepsout. Il se situe par rapport à un point cardinal qui n’a pas, pour les Égyptiens d’hier comme pour ceux d’aujourd’hui, la même réalité que pour nous, habitués que nous sommes à l’idée de nord, accessible et perceptible dans notre monde.
S’il en est bien ainsi, il est évident que vouloir démontrer à toute force que Ouadj-our est la mer ou le Nil est un faux problème. Il est clair que le terme s’applique dans des contextes oò ce qui est important n’est pas l’élément liquide supposé, mais simplement la position de l’observateur. Si l’on reprend dans cette optique les quelque 400 attestations étudiées par Claude Vandersleyen, on s’aperçoit que cette lecture convient à tous les emplois, réels ou métaphoriques du terme. Sans compter les fois oò Ouadj-our désigne effectivement la mer, comme en arabe «bahr», ce que confirme la traduction qu’en donnaient les Grecs, marins par excellence: «thalassa».
On a étudié, à partir de là, la séquence des colonnes nord, en tentant de respecter leur organisation liturgique, de façon à retrouver les niveaux dans lesquels sont placés les peuples étrangers, l’hypothèse de travail reposant sur une hiérarchie de l’axe central vers les travées latérales. On a ainsi analysé les colonnes n5 et n9, puis les séries n2 à n4, n6 à n8 et n10 à n12. Cette démarche présente également un avantage très trivial: les colonnes centrales sont mieux conservées que les colonnes latérales.
Le premier des États énumérés sur la colonne n5 est Sngr, la Babylonie, qui apparaît pour la première fois comme tributaire de l’Égypte dans les Annales de Touthmôsisiii2, juste avant Assur (?) et les Hittites. Elle ne figure toutefois pas alors dans les diverses listes de pays «soumis», pas plus qu’elle n’y figure sous AmenhotepII. Elle n’y figure de façon régulière que sous Amenhotep iii, dont on sait, par un scarabée de la collection Petrie, qu’il se présentait comme «le conquérant de la Babylonie»3: à Soleb et Kôm el-Heitan, et ce dans des séquences comparables, puisque, ici comme là, Sngr précède le Naharina. La première mention réelle de Sngr dans une liste est celle que porte le char de Thoutmosisiv, dans une série plaçant Sngr derrière le Naharina, et avant Tounip, les Shosou, Qadesh et Takhsy. La combinaison de ces documents et des sources diplomatiques amarniennes postérieures semble confirmer l’interprétation traditionnellement reçue de Sngr pour désigner la Babylonie4. Non «Babylone», qui apparaît sur la colonne n6, en deuxième position, après un toponyme malheureusement perdu, confirmant ainsi la transcription de la hiérarchie géopolitique de l’époque d’Amenhotep iii dans le jeu des travées latérales de la salle hypostyle de son temple. Cette hiérarchie est confirmée par la disposition de ces mêmes peuples sur les socles de Kôm el-Heitan.
Quelques aspects des données concernant le dossier de la Babylonie méritent d’être brièvement évoqués ici 5, afin de mettre en lumière la valeur historique et cartographique probable de ces listes. Amenhotep iii a, en effet, jugé la «conquête» de la Babylonie suffisamment importante pour en faire l’une de ses épithètes à l’occasion d’une émission de scarabées commémoratifs. Nous avons, d’un autre côté, la chance de posséder une documentation continue des relations entre Égypte et Babylonie depuis Thoutmosisiii, et, en particulier, deux listes pour les deux règnes successifs de Thoutmosisiv et d’Amenhotep iii. L’ensemble encourage à tenter de décrire l’évolution des relations politico-militaires entre les deux pays.
Une relation «tributaire» d’abord, sous Thoutmosis iii, dont il est difficile d’établir avec certitude si elle repose sur une réelle soumission. C’est toute l’ambiguïté de l’emploi du terme inou.
Cette relation ne devait pas être une réelle vassalité, comme le suggèrent les événements du règne d’Amenhotep ii. Il y a d’abord l’envoi en vue de mariage d’une princesse babylonienne. Aussi le fait que les listes d’Amenhotep ii à Karnak6 ne mentionnent pas la Babylonie, — pour autant que l’on puisse en juger, dans la mesure oò ces listes sont très fragmentaires. Une remarque, toutefois, va dans le sens de cette hypothèse: contrairement à ce qui va se passer au règne suivant, c’est le Retenou qui constitue le point de départ de ces listes 7. Si la progression de ces énumérations est géographique, cela ne permet de tirer aucune conclusion. Si elle est politique, cela revient à dire que la Babylonie ne constitue pas la préoccupation première de l’Égypte sous Amenhotep ii.
Nous verrons en étudiant ces listes qu’il n’est pas si facile de trancher. Toutefois, la politique extérieure du règne montre que l’équilibre des forces est en train de changer au Proche-Orient et qu’une stratégie de mariages et d’alliance se met en place pour faire pièce à la montée hittite, qui, elle-même pousse le Mitanni à tenter de gagner des positions plus solides en Syro-Palestine. C’est en ce sens qu’il convient probablement d’interpréter la «révolte» du Naharina au début du règne d’Amenhotep ii. Le fait que celle-ci trouve son épilogue dans la prise de Qadesh par les Égyptiens n’est pas probant, puisqu’elle est suivie de deux campagnes (an 7 et 9) qui se solderont, pour ces mêmes Égyptiens par la perte du contrôle de la zone comprise entre l’Oronte et l’Euphrate. Et cela au bénéfice, non tant des Mitanniens, qui seront en perte de vitesse dès le règne de Thoutmosis iv, mais de nouveaux venus, du moins sur la scène internationale.
On voit ainsi apparaître les Shosou, dont Amenhotep iii fera un si grand détail sur les colonnes de Soleb, et le rôle de principautés comme Qadesh croître. C’est peut-être effectivement la raison pour laquelle les deux composantes du Retenou — Supérieur et Inférieur — sont les premières des listes d’Amenhotep ii: elles constitueraient la limite, à l’époque, de l’influence égyptienne au Proche-Orient.
La liste du char de Thoutmosis iv (Cgc 46097) rend compte, à l’évidence, du tournant diplomatique amorcé sous Amenhotep ii: plus d’affrontement avec le Mitanni, qui a perdu Alep au profit des Hittites. Ces derniers sont encore mobilisés par les guerres anatoliennes, ce qui permet aux Mitanniens et aux Égyptiens de bénéficier du répit suffisant pour construire une alliance, qui reconduit plus ou moins la limite syrienne, la frontière étant à Alalah, qui est cédé au Mitanni, comme le confirment la tournée de Thoutmosis iv en Naharina et la demande en mariage d’une fille d’Artatama ier.
Revenons un instant sur la liste présentée par le char: Naharina, Babylonie, Tounip, Shosou, Qadesh, Takhsy. La localisation des cinq premiers est aisée. Le sixième est également bien attesté, en particulier dans les archives amarniennes8.
Reportés sur une carte du Proche-Orient, ces toponymes forment grosso modo un cercle, trois étant à l’ouest, deux à l’est, et le sixième dans une zone qui couvre plus ou moins le sud. L’énumération des tribus Shosou de la colonne n9 de Soleb confirme que ces populations occupent une zone qui va d’Aqaba à Uruk (fig. 1).
Il est évident que ces six «peuples», s’ils forment bien un cercle englobant à peu près «l’Asie» de Thoutmosis iv, sont organisés, comme à Soleb, en deux ensembles, qui couvrent, le premier l’est et le nord-est, le second l’ouest et le sud-ouest.
Comparons avec la liste de la colonne n5 de Soleb (fig. 2). Nous retrouvons les toponymes encadrés en rouge, les Shosou étant sur la colonne n9, et Takhsy absent de la liste (pour autant que le toponyme n’ait pas figuré dans une lacune).

Plusieurs conclusions sont à tirer de cette présentation:
1.La présentation géographique, toujours organisée en fonction du clivage est/ouest.
2.L’ordre d’apparition des peuples dans cette double liste est-il géographique ou hiérarchique? La réponse est probablement double. Les deux ensembles est et ouest sont, en effet, organisés de façon parfaitement symétrique: nord-est-ouest pour le groupe oriental, et sud-est-ouest pour le groupe occidental. Ce qui correspond bien à la disposition que nous rencontrons depuis le début. La vraie question qui se pose est de savoir si le Naharina et les Shosou ont été placés en tête uniquement parce qu’ils représentent les points extrêmes nord et sud, ou bien parce qu’ils constituent les deux pôles principaux de la politique extérieure? L’exemple de Soleb semble aller dans le sens d’une progression géographique. Mais, manifestement, l’ensemble considéré est beaucoup plus vaste, comme le suggèrent les autres listes du même Amenhotep iii en notre possession, et, en particulier de celle de Kôm el-Heitan. Le début de la première liste selon la classification d’Edel (An d01 et02) est identique. La suite, malheureusement très lacunaire, ne permet guère d’aller très loin. Mais, manifestement, il s’agit, comme à Soleb, d’une liste plus large que celle de Thoutmosisiv, mais répondant, ici comme là, aux mêmes critères.
Une troisième liste d’Amenhotep iii semble venir confirmer cette organisation autour de la Babylonie. Malheureusement, elle est également très fragmentaire et mal documentée. Elle est signalée par Simons9. La séquence, telle que Simons la reproduit d’après Lepsius, est la suivante: 1. Naharina, 2. Hatti, 3. Babylonie. Le bloc en question semble ne plus être à Karnak. Ce qui est dommage, car il est le seul d’Amenhotep iii qui présente un ordre que l’on ne peut pas être tenté de lire dans le sens «géographique». Nous avons bien un triangle, comme sur le char de Thoutmosis iv, mais dont la pointe principale est à l’est, et qui s’organise ensuite vers le nord, puis retourne au sud. Le Hatti figurant également sur la colonne N5 de Soleb, nous pouvons comparer les deux organisations (fig. 3).
Première conclusion de cette comparaison: la liste d’Amenhotep iii de Karnak n’est pas organisée selon un ordre purement géographique, mais, comme celle de Thoutmosis iv, elle «oriente» la carte, probablement en fonction des pôles politiques principaux. Nous parlerons, en ce sens, de liste «hiérarchisée». Deuxième conclusion: Soleb fournit bien une cartographie organisée géographiquement par colonne, la hiérarchie liturgique des colonnes reproduisant la hiérarchie politique des pays. Cette organisation paraît être suivie par les listes des socles de colosses de son temple funéraire de Kôm el-Heitan. Nous y reviendrons plus tard.
Il eôt été intéressant de pouvoir établir une comparaison avec un autre ensemble: les listes de peuples du colosse a18 + a19 du Louvre10. Malheureusement, celui-ci faisait partie d’une paire présentant la domination sur le nord et le sud… et c’est celui du sud! Dernière liste, enfin, celle de la tombe de Khérouef, étudiée l’an dernier; mais il s’agit, comme nous l’avons constaté, de ce que Jean Vercoutter appelait une liste «universaliste», fort différente donc de celle qui nous occupe.
Que faut-il donc conclure à la fois du parallèle étroit entre les listes de Soleb et de Kôm el-Heitan et de l’ordre différent présenté par le fragment de granit de Karnak? Ce dernier appartient très vraisemblablement à un document d’une autre nature que le char de Thoutmosis iv: peut-être une liste de socle de colosse, plus probablement qu’une liste pariétale. Étant donné le matériau, il serait même tentant de considérer ce fragment comme le seul vestige qui nous soit parvenu de l’autre colosse d’Amenhotep III: le pendant du colosse Louvre a18 + a19.
Ce colosse provient de la collection Salt11. Les descriptions qui en ont été données, et plus particulièrement celle d’A. Varille, la plus complète, ne permettent pas d’effectuer le raccord entre la tête a19 et le socle a18. C’est en se fondant sur l’identité de matériau (syénite) et la présence de la couronne blanche sur la tête du souverain qu’A.Varille propose l’assemblage. Rien n’interdit de supposer que notre fragment appartienne au colosse Nord. Malheureusement, ni Lepsius, ni Simons, n’indiquent s’il s’agit de syénite, se contentant de parler de granit.
À moins d’une raison autre qui nous échappe, il est tentant de considérer que nous avons, à l’intérieur d’un même règne, et pour deux documents de nature comparable, une présentation différente. Cela veut-il dire qu’il y a eu une évolution de la politique extérieure entre les deux? Soleb est facile à dater: en tout cas contemporain ou postérieur à la fête jubilaire d’Amenhotep iii. Il en va de même pour le temple funéraire de Kôm el-Heitan, au plus tôt contemporain de Soleb, probablement postérieur. Malheureusement, le fragment de Karnak n’est pas datable, pas plus que le scarabée de la collection Petrie, qui insiste tant sur la conquête de la Babylonie.
Un dernier document apporte un complément utile. Il s’agit de la base du colosse oriental qu’Amenhotep iii avait fait ériger en avant du xe pylône, c’est-à-dire au sud, à l’extérieur de l’enceinte d’Amon-Rê, au départ du dromos qui conduit à l’enceinte de Mout12. Ce colosse fournit des renseignements non négligeables. Tout d’abord sur sa date. Il a longtemps été attribué à Horemheb, mais, comme l’a démontré E. Edel, l’ensemble des quatre statues au sud du pylône date d’Amenhotep iii13. Sa position, ensuite, le fait entrer dans la même catégorie chronologique que les bases de Kôm el-Heitan et les colonnes de Soleb: très probablement après la fête jubilaire, la première ou les suivantes, selon l’hypothèse que l’on veut retenir. Autre apport, enfin: comme la base a de Kôm el-Heitan, il offre une liste double, articulée de part et d’autre du sema-taouy, qui sépare les mondes septentrionaux et méridionaux. Mais, au contraire de la base de Kôm el-Heitan, il en donne assez pour que l’on puisse au moins déterminer le type de classement utilisé. On y retrouve, en effet, la classification à la fois géographique et hiérarchique, avec, cette fois encore, la Babylonie en tête, suivie du Naharina et du Hatti.
Si l’on accepte les arguments chronologiques et géographiques décrits plus haut, l’hypothèse d’une évolution politique au cours du règne paraît probable. Mais quelle est-elle? Marque-t-elle la vassalisation de Babylone ou le poids que celle-ci tient dans la politique étrangère de l’Égypte? La question est d’importance, car y répondre, c’est, d’une certaine manière, définir la hiérarchie des pouvoirs qui se dessine alors en Asie Mineure.
La politique de mariage et d’alliances menée par Amenhotep iii à partir de l’an x de son règne14 est bien connue. Les archives diplomatiques d’Amarna permettent de suivre de près les relations avec Kadashman-Enlil. Les déboires de ce dernier, qu’il s’agisse du sort de sa sœur ou de sa fille, toutes deux envoyées à la cour d’Égypte, surtout le fait qu’il se plaigne de ne pas avoir été invité aux festivités jubilaires d’Amenhotep iii, fournissent deux indications précieuses. La première est une confirmation de date. La seconde est celle de la place de Babylone: allié de premier rang, du moins en théorie. Les plaintes de Kadashman-Enlil ne peuvent s’expliquer que du fait qu’Amenhotep iii ne respecte pas ce rang. Le devenir de Babylone sous Amenhotep iv confirme apparemment cette perte de vitesse. Burnaburiash ii entretient cette relation jusqu’aux premiers temps de Toutânkhamon. Après lui, le pays s’effondre devant les Assyriens, pour ne reprendre une autonomie que bien plus tard, dans la première moitié du premier millénaire av. J.-C.
On ne développera pas ici en détail les autres dossiers de la colonne n5, pour se limiter aux principales conclusions. Les positions du Mitanni et du Naharina, déjà envisagées dans le cours de l’an dernier, à Soleb et dans les listes contemporaines confirme nettement les interprétations classiques de Wolfgang Helck et la suggestion d’Elmar Edel, à savoir que le Naharina n’est pas un autre nom du Mitanni, mais probablement une partie de celui-ci. Si, en effet, c’est le cas, cela pourrait expliquer que Shuttarna soit désigné comme «chef» (our) du Naharina, qui serait alors l’origine de son pouvoir, lui donnant compétence à gouverner le Mitanni, entité peut-être fédérative, en tout cas associant plusieurs États de moindre importance. Cela expliquerait aussi que les sources, égyptiennes ou autres, nomment peu le Mitanni, mais plus ses composantes, et que les seuls à utiliser le terme de roi/souverain de Mitanni soient justement, comme le notait Helck, les maîtres de cette fédération/région. À Soleb, les deux apparaissent: le Mitanni sur la colonne n1, le Naharina sur la n5. Ces deux colonnes s’inscrivant dans la hiérarchie liturgique du temple, comme les autres, les travées latérales développent, en quelque sorte, les nations évoquées sur les colonnes de la travée centrale, comme nous l’avons constaté à propos de Babylone et de la Babylonie.
La comparaison des deux cartes et de l’organisation qu’elles décrivent présente deux caractéristiques remarquables: la Babylonie est le point de départ de l’une, Babylone, de l’autre; la hiérarchie relative des deux listes paraît bien respecter celle du «poids» politique des pays cités. De même pour les listes de n1 et n5: le Naharina et le Mitanni se retrouvent au centre de la liste, à peu près en même position. Si l’on poursuit l’hypothèse en traçant un cercle imaginaire reliant le Khabour, l’Euphrate et le Tigre, il devient tentant de voir dans le périmètre ainsi délimité ce qui pourrait être un ensemble politique constituant le Mitanni, aux franges duquel se trouvent les puissances qui entrent en compétition avec lui: Hatti et Assyrie.
Reste, enfin, une dernière conclusion à tirer de cette organisation: si l’on accepte cette double hiérarchie (de l’entrée de la colonnade centrale vers le sanctuaire, puis les travées latérales), on en vient nécessairement à considérer que les nations nommées sur la colonne n1 «coiffent» le reste de la colonnade centrale, de la même manière que chacune de ses colonnes «commande» les travées latérales. La hiérarchie serait alors à comprendre ainsi:
premier niveau: Mitanni, etc.;
deuxième niveau: Babylonie, Naharina, etc.;
troisième niveau: Babylone, etc.
En fait, la question de savoir si le Naharina et le Hanilgabat sont ou non le Mitanni est un faux problème. Notre «carte politique» de Soleb le montre en dessinant le contour des forces en présence sous Amenhotep iiI (fig. 4 page suivante).
Au pays des Hittites (n5a3), partiellement en lacune sur la colonne, devait succéder probablement Arzawa (n5a4), si l’on se fie aux parallèles contemporains et à la quasi intégration de cet état dans l’empire hittite sous Ramsès ii.
Le second volet de la colonne n5 s’ouvre sur Qadesh (n5b1), suivi de Tounip (n5b2), puis d’un nom en lacune (n5b3), pour lequel on a laissé ouverte la possibilité de Qeheq, proposée par Elmar Edel15, même si cette suggestion est d’autant moins assurée que la fin de la séquence soulève plusieurs difficultés: le toponyme suivant (n5b4) n’a pas été porté sur la colonne, qui ne comporte à cet endroit que les restes de la décoration primitive, constituant treize bandes verticales; les deux derniers de la liste, eux, n’ont pas été omis: il s’agit d’Ougarit et des Keftyou.
On a repris le volumineux dossier des Keftyou, généralement considéré comme étant les Crétois, mais dont l’identification a été remise en cause par Claude Vandersleyen, toujours sur le fonds des observations présentées par Alessandra Nibbi et en s’appuyant sur une incohérence supposée des listes de Ramsès ii à Amara et Aksha. Là encore, le cadre réduit de ce rapport ne permet pas de développer l’ensemble de l’argumentation, que l’on trouvera dans la publication du temple de Soleb évoquée plus haut. La comparaison, en particulier, une fois de plus des listes de Soleb et de celles de Kôm el-Heitan montre que, si dans les premières les Keftyou terminent une séquence, ils en ouvrent une dans les secondes. Point de terminaison dans l’une, ils ouvrent la porte du monde égéen dans l’autre.
L’étude des sources a été présentée, ainsi que les résultats obtenus sur le terrain, en particulier par l’équipe de Manfred Bietak sur les sites de Tell el-Dabb‘a, mais aussi par les fouilles du delta oriental, de Palestine et d’Israël. Les études en cours, en particulier du matériel céramique, confortent largement la localisation traditionnelle des Keftyou, ainsi que la réalité des relations que les Égyptiens entretenaient avec eux et avec le monde égéen émergent, qu’ils considéraient manifestement encore, même après la disparition brutale de leur partenaire, peut-être au tournant de fin de la xviiie dynastie, comme une sorte de «hinterland» créto-mycénien.
La liste de la colonne n9 s’ouvre sur Pella (n9a1: peher), suivi de Pount (n9a2). Là encore, on a ouvert à nouveau le dossier jadis étudié par Georges Posener, qui, dans cette même enceinte du Collège de France, avait proposé une localisation sur les côtes africaines16. On a passé en revue les sources, tant littéraires qu’iconographiques et historiques, en s’appuyant sur les principales études consacrées au sujet17, pour constater que la plupart des commentateurs modernes, suivant plus ou moins, l’argumentation de Georges Posener, situent Pount en terre africaine, soit sur la côte, soit dans l’arrière-pays.
La position de Pount, à Soleb, dans le «circuit» au nord de la Nubie soudanaise, entre les Shosou et Pella ne peut être le résultat d’une erreur, et montre bien que le pays appartient au monde oriental. Qu’il fasse partie de la liste du nord n’est pas non plus pour surprendre, puisque, comme nous l’avons vu, c’est l’orientation du monument portant la liste qui est à prendre en compte… Restent les éléments que fournit la documentation, et que l’on attribue d’habitude exclusivement au contexte africain. L’étude des représentations du temple funéraire de la reine Hatshepsout de Deir el-Bahari et la comparaison que l’on peut en faire avec les descriptions contemporaines de tributs des pays étrangers que fournissent les tombes thébaines mettent en lumière la non spécificité de certains produits exotiques et précieux. C’est ainsi que l’ivoire ou certains animaux réputés être exclusivement africains peuvent apparaître dans les tributs du monde égéen ou proche-oriental… Les palmiers-doum, représentés à Pount, ne sont propres ni à l’une ni à l’autre rive, africaine ou asiatique et sont également...
 
annee 2001-2002

civilisation pharaonique: archeologie, philologie et histoire

cours: les egyptiens et la geographie du monde

on a poursuivi cette annee l'etude des toponymes du temple de soleb. l'analyse de la partie centrale de la travee nord a permis, par comparaison avec les listes contemporaines et celles portees sur les futs des travees laterales, d'etablir les principes de geographie politique suivis par les decorateurs de la salle hypostyle du temple d'amenhotep iii.
l'examen du seul bandeau de suscription partiellement conserve pour cette travee, celui de la colonne n1, a ete, de ce point de vue, riche d'enseignements. le peu qui y figure encore fait, en effet, mention de "ce qu'enserre ouadj-our" (aref ouadj-our). les exemples d'emploi du verbe aref dans des contextes analogues, en particulier dans les legendes de la chapelle rouge d'hatshepsout, ont permis de mettre en evidence la notion de secteur, de zone geographique. ces etudes de paralleles ont fourni ainsi l'occasion d'examiner a nouveau les dossiers d'emploi de kem-our et ouadj-our, ouverts par claude vandersleyen, a la suite d'alessandra nibbi1.
la cartographie que l'on a pu etablir a partir de la colonne n1 presente une caracteristique, voulue par sa position dans le monument lui-meme. on a constate, en effet, que la disposition des colonnes de la salle hypostyle reproduit en trois dimensions l'organisation du monde qu'elle presente, en suivant une hierarchie qui correspond a l'organisation liturgique du temple: les colonnes bordant la travee centrale constituent, en quelque sorte, les "tetes de chapitres", et sont commandees par la premiere de chaque serie (n1 et s1). les colonnes des travees laterales constituent un developpement par zones ou par regions. les deux premieres jouent donc un role essentiel, la colonne n1 donnant un panorama des pays qui sont au nord de soleb, et la colonne s1, de ceux qui sont au sud. car c'est bien le sens de aref, comme le montrent les inscriptions d'hatshepsout, image circulaire, reprise et soulignee par la metaphore celeste de ce qu'encercle le cours du soleil (shenenet itn).
l'exemple de soleb incite a considerer la question de ouadj-our sous un angle un peu different de celui adopte par claude vandersleyen. la valeur metonymique, en effet, reconnue pour des termes comme kem-our, semble s'appliquer globalement a toutes ces appellations, dont on voit bien qu'elles ne sont pas specialisees dans une designation topographique locale. bien au contraire, les exemples tires de la geographie religieuse montrent que ces designations reviennent a appliquer une grille de lecture, qui permet de replacer les realites locales dans le contexte universel dont elles sont censees etre la resonance. il est alors logique que, a soleb, c'est-a-dire a peu de distance au nord de la 3e cataracte, on applique de facon generique, un terme marquant l'appartenance de tous ces peuples a un ensemble qui rend compte de leur position geographique par rapport au lieu ou se trouve l'observateur. et ce caractere qu'ils ont tous en commun par rapport a ce lieu, c'est d'etre au nord.
du point de vue d'un egyptien, en effet, l'orientation se fait d'est en ouest, logiquement en fonction de la course du soleil. pour ce qui est du sud et du nord, les deux references sont, pour le sud, le nil, et, pour le nord, la mer. celle-ci est concue, tout au long de l'histoire pharaonique, du moins jusqu'a la conquete d'alexandre, comme une fin, un espace indetermine et, surtout, pour ce qui concerne la facade mediterraneenne, impraticable. cet argument, que claude vandersleyen developpe dans son etude pour decredibiliser l'idee que ouad-our puisse designer la mer, joue au contraire en sens inverse.
d'ailleurs, aujourd'hui encore, et sur le fonds du meme environnement geographique contraignant de cette vallee qui emprisonne l'homme, on designe le nord, en arabe, par le terme "bahari", c'est-a-dire litteralement "marin": parce que le nord, c'est la mer. quand un paysan parle du "deir el-bahari", il ne pense pas plus a la mer qu'a la reine hatshepsout. il se situe par rapport a un point cardinal qui n'a pas, pour les egyptiens d'hier comme pour ceux d'aujourd'hui, la meme realite que pour nous, habitues que nous sommes a l'idee de nord, accessible et perceptible dans notre monde.
s'il en est bien ainsi, il est evident que vouloir demontrer a toute force que ouadj-our est la mer ou le nil est un faux probleme. il est clair que le terme s'applique dans des contextes ou ce qui est important n'est pas l'element liquide suppose, mais simplement la position de l'observateur. si l'on reprend dans cette optique les quelque 400 attestations etudiees par claude vandersleyen, on s'apercoit que cette lecture convient a tous les emplois, reels ou metaphoriques du terme. sans compter les fois ou ouadj-our designe effectivement la mer, comme en arabe "bahr", ce que confirme la traduction qu'en donnaient les grecs, marins par excellence: "thalassa".
on a etudie, a partir de la, la sequence des colonnes nord, en tentant de respecter leur organisation liturgique, de facon a retrouver les niveaux dans lesquels sont places les peuples etrangers, l'hypothese de travail reposant sur une hierarchie de l'axe central vers les travees laterales. on a ainsi analyse les colonnes n5 et n9, puis les series n2 a n4, n6 a n8 et n10 a n12. cette demarche presente egalement un avantage tres trivial: les colonnes centrales sont mieux conservees que les colonnes laterales.
le premier des etats enumeres sur la colonne n5 est sngr, la babylonie, qui apparait pour la premiere fois comme tributaire de l'egypte dans les annales de touthmosisiii2, juste avant assur (?) et les hittites. elle ne figure toutefois pas alors dans les diverses listes de pays "soumis", pas plus qu'elle n'y figure sous amenhotepii. elle n'y figure de facon reguliere que sous amenhotep iii, dont on sait, par un scarabee de la collection petrie, qu'il se presentait comme "le conquerant de la babylonie"3: a soleb et kom el-heitan, et ce dans des sequences comparables, puisque, ici comme la, sngr precede le naharina. la premiere mention reelle de sngr dans une liste est celle que porte le char de thoutmosisiv, dans une serie placant sngr derriere le naharina, et avant tounip, les shosou, qadesh et takhsy. la combinaison de ces documents et des sources diplomatiques amarniennes posterieures semble confirmer l'interpretation traditionnellement recue de sngr pour designer la babylonie4. non "babylone", qui apparait sur la colonne n6, en deuxieme position, apres un toponyme malheureusement perdu, confirmant ainsi la transcription de la hierarchie geopolitique de l'epoque d'amenhotep iii dans le jeu des travees laterales de la salle hypostyle de son temple. cette hierarchie est confirmee par la disposition de ces memes peuples sur les socles de kom el-heitan.
quelques aspects des donnees concernant le dossier de la babylonie meritent d'etre brievement evoques ici 5, afin de mettre en lumiere la valeur historique et cartographique probable de ces listes. amenhotep iii a, en effet, juge la "conquete" de la babylonie suffisamment importante pour en faire l'une de ses epithetes a l'occasion d'une emission de scarabees commemoratifs. nous avons, d'un autre cote, la chance de posseder une documentation continue des relations entre egypte et babylonie depuis thoutmosisiii, et, en particulier, deux listes pour les deux regnes successifs de thoutmosisiv et d'amenhotep iii. l'ensemble encourage a tenter de decrire l'evolution des relations politico-militaires entre les deux pays.
une relation "tributaire" d'abord, sous thoutmosis iii, dont il est difficile d'etablir avec certitude si elle repose sur une reelle soumission. c'est toute l'ambiguite de l'emploi du terme inou.
cette relation ne devait pas etre une reelle vassalite, comme le suggerent les evenements du regne d'amenhotep ii. il y a d'abord l'envoi en vue de mariage d'une princesse babylonienne. aussi le fait que les listes d'amenhotep ii a karnak6 ne mentionnent pas la babylonie, - pour autant que l'on puisse en juger, dans la mesure ou ces listes sont tres fragmentaires. une remarque, toutefois, va dans le sens de cette hypothese: contrairement a ce qui va se passer au regne suivant, c'est le retenou qui constitue le point de depart de ces listes 7. si la progression de ces enumerations est geographique, cela ne permet de tirer aucune conclusion. si elle est politique, cela revient a dire que la babylonie ne constitue pas la preoccupation premiere de l'egypte sous amenhotep ii.
nous verrons en etudiant ces listes qu'il n'est pas si facile de trancher. toutefois, la politique exterieure du regne montre que l'equilibre des forces est en train de changer au proche-orient et qu'une strategie de mariages et d'alliance se met en place pour faire piece a la montee hittite, qui, elle-meme pousse le mitanni a tenter de gagner des positions plus solides en syro-palestine. c'est en ce sens qu'il convient probablement d'interpreter la "revolte" du naharina au debut du regne d'amenhotep ii. le fait que celle-ci trouve son epilogue dans la prise de qadesh par les egyptiens n'est pas probant, puisqu'elle est suivie de deux campagnes (an 7 et 9) qui se solderont, pour ces memes egyptiens par la perte du controle de la zone comprise entre l'oronte et l'euphrate. et cela au benefice, non tant des mitanniens, qui seront en perte de vitesse des le regne de thoutmosis iv, mais de nouveaux venus, du moins sur la scene internationale.
on voit ainsi apparaitre les shosou, dont amenhotep iii fera un si grand detail sur les colonnes de soleb, et le role de principautes comme qadesh croitre. c'est peut-etre effectivement la raison pour laquelle les deux composantes du retenou - superieur et inferieur - sont les premieres des listes d'amenhotep ii: elles constitueraient la limite, a l'epoque, de l'influence egyptienne au proche-orient.
la liste du char de thoutmosis iv (cgc 46097) rend compte, a l'evidence, du tournant diplomatique amorce sous amenhotep ii: plus d'affrontement avec le mitanni, qui a perdu alep au profit des hittites. ces derniers sont encore mobilises par les guerres anatoliennes, ce qui permet aux mitanniens et aux egyptiens de beneficier du repit suffisant pour construire une alliance, qui reconduit plus ou moins la limite syrienne, la frontiere etant a alalah, qui est cede au mitanni, comme le confirment la tournee de thoutmosis iv en naharina et la demande en mariage d'une fille d'artatama ier.
revenons un instant sur la liste presentee par le char: naharina, babylonie, tounip, shosou, qadesh, takhsy. la localisation des cinq premiers est aisee. le sixieme est egalement bien atteste, en particulier dans les archives amarniennes8.
reportes sur une carte du proche-orient, ces toponymes forment grosso modo un cercle, trois etant a l'ouest, deux a l'est, et le sixieme dans une zone qui couvre plus ou moins le sud. l'enumeration des tribus shosou de la colonne n9 de soleb confirme que ces populations occupent une zone qui va d'aqaba a uruk (fig. 1).
il est evident que ces six "peuples", s'ils forment bien un cercle englobant a peu pres "l'asie" de thoutmosis iv, sont organises, comme a soleb, en deux ensembles, qui couvrent, le premier l'est et le nord-est, le second l'ouest et le sud-ouest.
comparons avec la liste de la colonne n5 de soleb (fig. 2). nous retrouvons les toponymes encadres en rouge, les shosou etant sur la colonne n9, et takhsy absent de la liste (pour autant que le toponyme n'ait pas figure dans une lacune).

plusieurs conclusions sont a tirer de cette presentation:
1.la presentation geographique, toujours organisee en fonction du clivage est/ouest.
2.l'ordre d'apparition des peuples dans cette double liste est-il geographique ou hierarchique? la reponse est probablement double. les deux ensembles est et ouest sont, en effet, organises de facon parfaitement symetrique: nord-est-ouest pour le groupe oriental, et sud-est-ouest pour le groupe occidental. ce qui correspond bien a la disposition que nous rencontrons depuis le debut. la vraie question qui se pose est de savoir si le naharina et les shosou ont ete places en tete uniquement parce qu'ils representent les points extremes nord et sud, ou bien parce qu'ils constituent les deux poles principaux de la politique exterieure? l'exemple de soleb semble aller dans le sens d'une progression geographique. mais, manifestement, l'ensemble considere est beaucoup plus vaste, comme le suggerent les autres listes du meme amenhotep iii en notre possession, et, en particulier de celle de kom el-heitan. le debut de la premiere liste selon la classification d'edel (an d01 et02) est identique. la suite, malheureusement tres lacunaire, ne permet guere d'aller tres loin. mais, manifestement, il s'agit, comme a soleb, d'une liste plus large que celle de thoutmosisiv, mais repondant, ici comme la, aux memes criteres.
une troisieme liste d'amenhotep iii semble venir confirmer cette organisation autour de la babylonie. malheureusement, elle est egalement tres fragmentaire et mal documentee. elle est signalee par simons9. la sequence, telle que simons la reproduit d'apres lepsius, est la suivante: 1. naharina, 2. hatti, 3. babylonie. le bloc en question semble ne plus etre a karnak. ce qui est dommage, car il est le seul d'amenhotep iii qui presente un ordre que l'on ne peut pas etre tente de lire dans le sens "geographique". nous avons bien un triangle, comme sur le char de thoutmosis iv, mais dont la pointe principale est a l'est, et qui s'organise ensuite vers le nord, puis retourne au sud. le hatti figurant egalement sur la colonne n5 de soleb, nous pouvons comparer les deux organisations (fig. 3).
premiere conclusion de cette comparaison: la liste d'amenhotep iii de karnak n'est pas organisee selon un ordre purement geographique, mais, comme celle de thoutmosis iv, elle "oriente" la carte, probablement en fonction des poles politiques principaux. nous parlerons, en ce sens, de liste "hierarchisee". deuxieme conclusion: soleb fournit bien une cartographie organisee geographiquement par colonne, la hierarchie liturgique des colonnes reproduisant la hierarchie politique des pays. cette organisation parait etre suivie par les listes des socles de colosses de son temple funeraire de kom el-heitan. nous y reviendrons plus tard.
il eut ete interessant de pouvoir etablir une comparaison avec un autre ensemble: les listes de peuples du colosse a18 + a19 du louvre10. malheureusement, celui-ci faisait partie d'une paire presentant la domination sur le nord et le sud… et c'est celui du sud! derniere liste, enfin, celle de la tombe de kherouef, etudiee l'an dernier; mais il s'agit, comme nous l'avons constate, de ce que jean vercoutter appelait une liste "universaliste", fort differente donc de celle qui nous occupe.
que faut-il donc conclure a la fois du parallele etroit entre les listes de soleb et de kom el-heitan et de l'ordre different presente par le fragment de granit de karnak? ce dernier appartient tres vraisemblablement a un document d'une autre nature que le char de thoutmosis iv: peut-etre une liste de socle de colosse, plus probablement qu'une liste parietale. etant donne le materiau, il serait meme tentant de considerer ce fragment comme le seul vestige qui nous soit parvenu de l'autre colosse d'amenhotep iii: le pendant du colosse louvre a18 + a19.
ce colosse provient de la collection salt11. les descriptions qui en ont ete donnees, et plus particulierement celle d'a. varille, la plus complete, ne permettent pas d'effectuer le raccord entre la tete a19 et le socle a18. c'est en se fondant sur l'identite de materiau (syenite) et la presence de la couronne blanche sur la tete du souverain qu'a.varille propose l'assemblage. rien n'interdit de supposer que notre fragment appartienne au colosse nord. malheureusement, ni lepsius, ni simons, n'indiquent s'il s'agit de syenite, se contentant de parler de granit.
a moins d'une raison autre qui nous echappe, il est tentant de considerer que nous avons, a l'interieur d'un meme regne, et pour deux documents de nature comparable, une presentation differente. cela veut-il dire qu'il y a eu une evolution de la politique exterieure entre les deux? soleb est facile a dater: en tout cas contemporain ou posterieur a la fete jubilaire d'amenhotep iii. il en va de meme pour le temple funeraire de kom el-heitan, au plus tot contemporain de soleb, probablement posterieur. malheureusement, le fragment de karnak n'est pas datable, pas plus que le scarabee de la collection petrie, qui insiste tant sur la conquete de la babylonie.
un dernier document apporte un complement utile. il s'agit de la base du colosse oriental qu'amenhotep iii avait fait eriger en avant du xe pylone, c'est-a-dire au sud, a l'exterieur de l'enceinte d'amon-re, au depart du dromos qui conduit a l'enceinte de mout12. ce colosse fournit des renseignements non negligeables. tout d'abord sur sa date. il a longtemps ete attribue a horemheb, mais, comme l'a demontre e. edel, l'ensemble des quatre statues au sud du pylone date d'amenhotep iii13. sa position, ensuite, le fait entrer dans la meme categorie chronologique que les bases de kom el-heitan et les colonnes de soleb: tres probablement apres la fete jubilaire, la premiere ou les suivantes, selon l'hypothese que l'on veut retenir. autre apport, enfin: comme la base a de kom el-heitan, il offre une liste double, articulee de part et d'autre du sema-taouy, qui separe les mondes septentrionaux et meridionaux. mais, au contraire de la base de kom el-heitan, il en donne assez pour que l'on puisse au moins determiner le type de classement utilise. on y retrouve, en effet, la classification a la fois geographique et hierarchique, avec, cette fois encore, la babylonie en tete, suivie du naharina et du hatti.
si l'on accepte les arguments chronologiques et geographiques decrits plus haut, l'hypothese d'une evolution politique au cours du regne parait probable. mais quelle est-elle? marque-t-elle la vassalisation de babylone ou le poids que celle-ci tient dans la politique etrangere de l'egypte? la question est d'importance, car y repondre, c'est, d'une certaine maniere, definir la hierarchie des pouvoirs qui se dessine alors en asie mineure.
la politique de mariage et d'alliances menee par amenhotep iii a partir de l'an x de son regne14 est bien connue. les archives diplomatiques d'amarna permettent de suivre de pres les relations avec kadashman-enlil. les deboires de ce dernier, qu'il s'agisse du sort de sa soeur ou de sa fille, toutes deux envoyees a la cour d'egypte, surtout le fait qu'il se plaigne de ne pas avoir ete invite aux festivites jubilaires d'amenhotep iii, fournissent deux indications precieuses. la premiere est une confirmation de date. la seconde est celle de la place de babylone: allie de premier rang, du moins en theorie. les plaintes de kadashman-enlil ne peuvent s'expliquer que du fait qu'amenhotep iii ne respecte pas ce rang. le devenir de babylone sous amenhotep iv confirme apparemment cette perte de vitesse. burnaburiash ii entretient cette relation jusqu'aux premiers temps de toutankhamon. apres lui, le pays s'effondre devant les assyriens, pour ne reprendre une autonomie que bien plus tard, dans la premiere moitie du premier millenaire av. j.-c.
on ne developpera pas ici en detail les autres dossiers de la colonne n5, pour se limiter aux principales conclusions. les positions du mitanni et du naharina, deja envisagees dans le cours de l'an dernier, a soleb et dans les listes contemporaines confirme nettement les interpretations classiques de wolfgang helck et la suggestion d'elmar edel, a savoir que le naharina n'est pas un autre nom du mitanni, mais probablement une partie de celui-ci. si, en effet, c'est le cas, cela pourrait expliquer que shuttarna soit designe comme "chef" (our) du naharina, qui serait alors l'origine de son pouvoir, lui donnant competence a gouverner le mitanni, entite peut-etre federative, en tout cas associant plusieurs etats de moindre importance. cela expliquerait aussi que les sources, egyptiennes ou autres, nomment peu le mitanni, mais plus ses composantes, et que les seuls a utiliser le terme de roi/souverain de mitanni soient justement, comme le notait helck, les maitres de cette federation/region. a soleb, les deux apparaissent: le mitanni sur la colonne n1, le naharina sur la n5. ces deux colonnes s'inscrivant dans la hierarchie liturgique du temple, comme les autres, les travees laterales developpent, en quelque sorte, les nations evoquees sur les colonnes de la travee centrale, comme nous l'avons constate a propos de babylone et de la babylonie.
la comparaison des deux cartes et de l'organisation qu'elles decrivent presente deux caracteristiques remarquables: la babylonie est le point de depart de l'une, babylone, de l'autre; la hierarchie relative des deux listes parait bien respecter celle du "poids" politique des pays cites. de meme pour les listes de n1 et n5: le naharina et le mitanni se retrouvent au centre de la liste, a peu pres en meme position. si l'on poursuit l'hypothese en tracant un cercle imaginaire reliant le khabour, l'euphrate et le tigre, il devient tentant de voir dans le perimetre ainsi delimite ce qui pourrait etre un ensemble politique constituant le mitanni, aux franges duquel se trouvent les puissances qui entrent en competition avec lui: hatti et assyrie.
reste, enfin, une derniere conclusion a tirer de cette organisation: si l'on accepte cette double hierarchie (de l'entree de la colonnade centrale vers le sanctuaire, puis les travees laterales), on en vient necessairement a considerer que les nations nommees sur la colonne n1 "coiffent" le reste de la colonnade centrale, de la meme maniere que chacune de ses colonnes "commande" les travees laterales. la hierarchie serait alors a comprendre ainsi:
premier niveau: mitanni, etc.;
deuxieme niveau: babylonie, naharina, etc.;
troisieme niveau: babylone, etc.
en fait, la question de savoir si le naharina et le hanilgabat sont ou non le mitanni est un faux probleme. notre "carte politique" de soleb le montre en dessinant le contour des forces en presence sous amenhotep iii (fig. 4 page suivante).
au pays des hittites (n5a3), partiellement en lacune sur la colonne, devait succeder probablement arzawa (n5a4), si l'on se fie aux paralleles contemporains et a la quasi integration de cet etat dans l'empire hittite sous ramses ii.
le second volet de la colonne n5 s'ouvre sur qadesh (n5b1), suivi de tounip (n5b2), puis d'un nom en lacune (n5b3), pour lequel on a laisse ouverte la possibilite de qeheq, proposee par elmar edel15, meme si cette suggestion est d'autant moins assuree que la fin de la sequence souleve plusieurs difficultes: le toponyme suivant (n5b4) n'a pas ete porte sur la colonne, qui ne comporte a cet endroit que les restes de la decoration primitive, constituant treize bandes verticales; les deux derniers de la liste, eux, n'ont pas ete omis: il s'agit d'ougarit et des keftyou.
on a repris le volumineux dossier des keftyou, generalement considere comme etant les cretois, mais dont l'identification a ete remise en cause par claude vandersleyen, toujours sur le fonds des observations presentees par alessandra nibbi et en s'appuyant sur une incoherence supposee des listes de ramses ii a amara et aksha. la encore, le cadre reduit de ce rapport ne permet pas de developper l'ensemble de l'argumentation, que l'on trouvera dans la publication du temple de soleb evoquee plus haut. la comparaison, en particulier, une fois de plus des listes de soleb et de celles de kom el-heitan montre que, si dans les premieres les keftyou terminent une sequence, ils en ouvrent une dans les secondes. point de terminaison dans l'une, ils ouvrent la porte du monde egeen dans l'autre.
l'etude des sources a ete presentee, ainsi que les resultats obtenus sur le terrain, en particulier par l'equipe de manfred bietak sur les sites de tell el-dabb'a, mais aussi par les fouilles du delta oriental, de palestine et d'israel. les etudes en cours, en particulier du materiel ceramique, confortent largement la localisation traditionnelle des keftyou, ainsi que la realite des relations que les egyptiens entretenaient avec eux et avec le monde egeen emergent, qu'ils consideraient manifestement encore, meme apres la disparition brutale de leur partenaire, peut-etre au tournant de fin de la xviiie dynastie, comme une sorte de "hinterland" creto-mycenien.
la liste de la colonne n9 s'ouvre sur pella (n9a1: peher), suivi de pount (n9a2). la encore, on a ouvert a nouveau le dossier jadis etudie par georges posener, qui, dans cette meme enceinte du college de france, avait propose une localisation sur les cotes africaines16. on a passe en revue les sources, tant litteraires qu'iconographiques et historiques, en s'appuyant sur les principales etudes consacrees au sujet17, pour constater que la plupart des commentateurs modernes, suivant plus ou moins, l'argumentation de georges posener, situent pount en terre africaine, soit sur la cote, soit dans l'arriere-pays.
la position de pount, a soleb, dans le "circuit" au nord de la nubie soudanaise, entre les shosou et pella ne peut etre le resultat d'une erreur, et montre bien que le pays appartient au monde oriental. qu'il fasse partie de la liste du nord n'est pas non plus pour surprendre, puisque, comme nous l'avons vu, c'est l'orientation du monument portant la liste qui est a prendre en compte… restent les elements que fournit la documentation, et que l'on attribue d'habitude exclusivement au contexte africain. l'etude des representations du temple funeraire de la reine hatshepsout de deir el-bahari et la comparaison que l'on peut en faire avec les descriptions contemporaines de tributs des pays etrangers que fournissent les tombes thebaines mettent en lumiere la non specificite de certains produits exotiques et precieux. c'est ainsi que l'ivoire ou certains animaux reputes etre exclusivement africains peuvent apparaitre dans les tributs du monde egeen ou proche-oriental… les palmiers-doum, representes a pount, ne sont propres ni a l'une ni a l'autre rive, africaine ou asiatique et sont egalement repandus en egypte. il en va de meme des arbres a encens, - sauf que ceux-ci nous limitent au pourtour de la mer rouge au nord du bab el-mandeb. le rhinoceros des reliefs de deir el-bahari est hypothetique. quant a la girafe, elle se rencontre aussi en contextes non-africains… de toute facon, que ces animaux aient ete natifs du lieu ou importes, les egyptiens ont note logiquement leur presence comme s'ils avaient ete indigenes. habitat et relief, montagnes et terrasses ne sont pas un obstacle, ni d'un cote, ni de l'autre. les maisons sur pilotis, si elles sont caracteristiques, comme le suggere r. herzog, de l'habitat des danakil, nous ramenent a la meme zone. tout comme le conte du naufrage, dont les elements, revus sous cet angle, conduisent a adopter une localisation plus probable sur les cotes de l'actuel yemen, en tout cas dans une zone qui correspond au nord du bab el-mandeb. les produits precieux venant des terres lointaines, l'etrangete des coutumes de populations si proches toutefois par leur apparence de celles des habitants de la vallee du nil, le regime redoutable des vents et de la mer, si bien decrits par henri de monfreid et evoques par le serpent prince de pount…: autant d'elements propices a developper la dimension du merveilleux qui convient a la "terre du dieu" et a la porte qu'elle entrouvre sur un ailleurs mythique, tout en appartenant a la cartographie du monde reel.
les shosou constituent le troisieme peuple de la liste (n9a3)18, associes a pount, comme ils le seront plus tard par ramses ii dans la liste orientale du mur exterieur sud de la salle hypostyle de karnak, dans un contexte geographique qui recouvre, comme a soleb, le sud de la syro-palestine. ils sont l'objet a soleb, eux aussi, d'un developpement detaille sur la colonne n4 (a1: les shosou de tourbyr; a2: le pays des shosou de yahve; a3: le pays des shosou de samati), confirmant par la la hierarchie politique mise en evidence pour babylone et la babylonie. s'y ajoute, dans le cas de la colonne n4, diametralement opposee a la n9, un souci geographique evident. la comparaison avec les listes d'amara et les donnees de l'archeologie permet, en effet, pour la plupart une localisation – relativement "flottante", il est vrai, mais tout de meme assez plausible –dans l'actuelle palestine, entre tulkarem et nazareth.
les deux toponymes qui suivent les shosou sur la colonne n4 (a4: tyt; a5: arrapha) confirment que cette sequence se termine en syrie du nord, formant un arc de cercle qui conduit vers la region de mossoul. meme si les shosou de tourbyr sont les seuls pour lesquels on puisse proposer une localisation plausible, le fait que la liste parallele d'amarah soit incluse dans une zone limitee par souk (soccho) et kenet kamr confirme cet arc de cercle oriente a l'ouest.
si la lecture proposee de la disposition relative des colonnes n9 et n4 de soleb est correcte, nous pouvons en retenir la description de l'extension geographique d'un peuple divise en sous-ensembles. ce qui rendrait compte de la difficulte qu'il y a a etablir une localisation precise de leur(s) capitale(s): est-il vraiment deraisonnable, en effet, de considerer que des peuples par essence nomades n'ont pas de capitale reelle, mais occupent plutot des zones de nomadisme? c'est ce que montre egalement la formation de leurs noms: ils sont les shosou "de…": d'un groupe ou d'une appartenance.
de meme, soleb apporte des elements de localisation uniques: justement en offrant une cartographie placant les bedouins par rapport a l'ensemble des peuples du